Irresponsable. Tu ne te rends pas compte? Tu étais où?
Cette fois, après avoir lancé ses poignards, Franck les avait laissés plantés; une fois l’émotion passée, il n’avait pas eu un mot d’excuse. Elle avait retenu ses larmes. Elle se souvenait de cette phrase lue quelque part. Femme qui pleure devant son amoureux obtient de lui tout ce qu’elle veut; femme qui pleure devant un homme qui ne l’aime plus est foutue.
Elle hésita, puis se lança.
— On est certain que c’est un accident?
Franck laissa d’un coup exploser en confettis ses confiseries censées s’aligner par trois. En moins d’un demi-tour de tête, toute son attitude, du ton de sa voix à son regard, était passée de la lassitude à l’agressivité.
— Tu veux dire quoi?
— Rien… C’est seulement le cumul des coïncidences. Cette chute de Valou, un mousqueton qui lâche. Il y a six jours, mes papiers, volés… Ce matin, la table du petit déjeuner.
— Arrête!
Il posa son téléphone portable avec violence sur la table de camping, à en faire trembler les pieds de plastique enfoncés dans la terre et soulever une fine poussière.
— Arrête! Ta fille a failli mourir, Clo, alors redescends sur terre et arrête de délirer avec tes vieilles histoires, avec tes vieux courriers, avec tes amis perdus et retrouvés. Putain, Clotilde, arrête ce cirque ou je vais craquer.
La chaise en plastique valsa quand il se leva.
Franck perdait ses nerfs. Chez lui, c’était très inhabituel. Sans doute parce qu’il était à bout, parce qu’avoir cru sa fille morte, ou paralysée à vie, était également très inhabituel.
Parce qu’elle aussi aurait dû être dans un tel état post-traumatique?
Une mère indigne?
Franck attrapa son portable, le glissa dans sa poche, s’éloigna.
— Un détail aussi. Quand tu vas prendre ta douche, n’oublie pas ton téléphone sur le lit.
Merde!
Immédiatement, Clotilde repensa aux textos de Natale. Elle avait échangé quelques messages avec lui avant d’aller prendre sa douche, après avoir été rassurée sur l’état de santé de sa fille. Clotilde devait revoir Natale demain; il avait invité un fantôme à prendre le thé, c’étaient ses termes, un fantôme qui ne voulait parler qu’à Lydia Deetz. Leurs échanges n’avaient rien de très compromettant, mais Franck n’était pas idiot et chaque phrase était sous-tendue par un sous-entendu.
Clotilde était, elle aussi, capable de perdre ses nerfs. De mordre, s’il le fallait.
— Mon téléphone oublié sur le lit? Tu l’as ouvert, tu as fouillé?
— Pourquoi, tu as quelque chose à cacher?
Avait-il osé?
Franck fit trois pas dans l’obscurité.
— Ils organisent un poker au bar. Il y a quelques habitués, Cervone m’a invité. Je crois que je vais y aller.
Avant de définitivement disparaître dans la nuit, il se retourna.
— Pour la dernière fois, Clotilde, je t’en supplie, oublie! Occupe-toi de ta fille. Occupe-toi de ton mari. Occupe-toi de ce qui se passe aujourd’hui. Et tout le reste, oublie!
Dimanche 20 août 1989, quatorzième jour de vacances,
ciel bleu d’abysses
C’est un baratineur. Les hommes sont tous des baratineurs.
C’est de l’arnaque, c’est du flan, c’est juste un plan.
Pour me piéger.
Et l’ Aryon qui continue de tanguer, Natale qui continue de causer, il est intarissable sur les dauphins, les bélugas, les narvals, les marsouins, tous les cétacés de Méditerranée, leur milieu naturel, leur intelligence qui n’est pas une légende, leur capacité à apprendre. Il m’explique comment on fait pour les trouver avec un mot compliqué, l’ upwelling ! En français, cela signifie qu’il faut dénicher un coin d’océan où l’on trouve à la fois un grand fond et un fort courant marin qui, si j’ai bien compris, pousse l’eau en surface et permet une remontée des eaux profondes… et des nutriments. Même si les courants bougent tout le temps, les dauphins sont des malins et savent les repérer. Natale aussi! Et en particulier le plus important, le courant liguro-provençal, qui, coup de bol, passe à moins de dix kilomètres au large de la Revellata.
Qui pourrait gober ça?
Pas moi, en tout cas. Il en trouvera, des nanas pour avaler ça, pour croire qu’on va vraiment plonger au milieu des dauphins, des nanas habillées dans des tenues Hello Kitty, des bikinis Barbie et des casquettes Minnie. Mais moi, malgré son regard de pirate, ses muscles de baroudeur et son sourire de naufrageur, il m’aura pas. D’ailleurs, il m’avait dit de changer ma tenue, histoire de ne pas effrayer ses cétacés apprivoisés, eh bien, il a vu que je ne suis pas du genre à changer d’uniforme. J’ai enfilé un jean noir, un tee-shirt des Dents de la mer et une casquette Shark . Plus équipée pour draguer les requins que les dauphins.
On est arrivés au cœur de son sanctuaire. Je sentais juste davantage de vent sur mes joues, peut-être davantage de tangage. Derrière nous, le phare de la Revellata n’était plus qu’un cure-dent planté dans une île flottante. Natale a coupé le moteur de l’ Aryon et s’est mis à prier, ou tout comme.
Une prière que je connaissais.
Une fois que tu es là, dans le silence, tu y restes.
Et si tu décides que tu veux mourir pour elles
Rester avec elles pour l’éternité
Alors elles viennent vers toi et jugent l’amour que tu leur portes.
J’ai continué à réciter. Natale avait l’air impressionné.
S’il est sincère
S’il est pur
Et si tu leur plais
Je l’ai laissé terminer.
Alors elles t’emmèneront pour toujours [2] Dialogues extraits du film Le Grand Bleu réalisé par Luc Besson (© 1988, Gaumont).
.
C’était assez dingue tout de même, je ne sais pas si vous imaginez, réciter ainsi les paroles du Grand Bleu au milieu de rien à part la mer partout.
Natale s’était allumé une cigarette. Sans m’en proposer. Comme un signe supplémentaire que je n’étais qu’une gamine à ses yeux.
— On ne va pas attendre longtemps, m’a-t-il glissé entre deux bouffées. Tu connais l’histoire du Petit Prince? Quand il apprivoise le renard? Tu te souviens du plus important?
— …
— Venir tous les jours à la même heure, afin de pouvoir s’habiller le cœur. Tu vas voir, ma princesse, les dauphins sont comme les renards quand on les apprivoise. Eux aussi s’habillent le cœur et viennent toujours à la même heure. Tiens…
Et doucement, il tend le doigt sur sa gauche.
Je ne vois rien. C’est du baratin. C’est encore du baratin quand il me prend la main et la guide dans la direction voulue.
— Là… Ne bouge plus…
Ils sont là, mon Dieu… Je les ai vus.
Oui, comme je vous le dis, comme je vois à l’instant où je vous le raconte ce stylo et cette page, je les ai VUUUUUS!
Quatre dauphins, deux grands et deux plus petits, je n’ai pas seulement vu des bouts d’ailerons, je les ai vus nager et sauter, plonger, resurgir, replonger.
Et j’ai pleuré.
Je vous jure, je me suis effondrée en larmes, comme une idiote, pendant que Natale leur parlait, leur lançait du poisson. Je frottais mes yeux comme pour le cacher et je matais en douce mes doigts prendre la couleur charbon de mon mascara inondé.
— Tu es affamé, mon Orophin? Laisses-en un peu à ta chérie! A tes petits! Allez, Idril, attrape. Galdor et Tatië, bougez-vous un peu.
Je vous jure, les quatre dauphins étaient à moins de trois mètres, à pousser leurs petits cris. On n’était pas dans un marineland ou un parc à la con, on était chez eux, seuls au monde, et ils étaient là, à réclamer un autre seau de poissons gelés.
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