Tout comme il existe dans les villages un vieil érudit qui en conserve l’histoire, dans les entreprises un vieux documentaliste qui en conserve les archives, il existait dans le camping un vieux touriste qui en conservait les images.
Près de soixante étés, depuis 1961.
Les plus belles images, Jakob en avait fait don aux patrons, elles étaient affichées à l’accueil, au bar, sous la pergola; des images en noir et blanc, des photos de bikinis d’antan, de danse sur la plage en pantalons pattes d’eph, de soirées foot franco-allemandes de 1962 à 2014, de sourires d’enfants, de barbecues géants… Jakob Schreiber était un passionné de photo. Tendance maniaque et obsessionnelle. Avec le temps, il était devenu un témoin presque muet.
Jakob Schreiber fit entrer Clotilde avec une courtoisie un peu démodée. La plupart des murs de son mobile home étaient couverts de grands pêle-mêle sur lesquels des centaines de photos étaient accrochées, sans ordre apparent. Le premier réflexe de Clotilde aurait été de fouiller au hasard du regard pour rechercher les années qui l’intéressaient. Elle se retint par politesse.
— Monsieur Schreiber, j’aimerais retrouver des photos. Toutes celles de l’été 89.
— Celui de l’accident de vos parents et de votre frère?
Jakob s’exprimait avec un accent allemand prononcé. Parlait fort, pour couvrir la radio, une station allemande qui ne diffusait aucune musique, seulement la voix monocorde d’un animateur.
— Je comprends, je comprends.
Et tout en parlant, il se précipita sur son téléphone portable pour appuyer sur les touches. Cela dura plus de trente secondes, au point que Clotilde hésita à lui rendre son impolitesse et à se lever pour trouver directement sur les murs les clichés qu’elle cherchait.
— Désolé, mademoiselle Idrissi, fit Jakob alors qu’elle allait se lever. Je ne suis qu’un veuf retraité avec des manies de petit garçon. Connaissez-vous «Qui veut gagner des millions dans son salon?»?
Clotilde secoua négativement la tête.
— C’est le même jeu qu’à la télévision, mais adapté à la radio. Il faut s’abonner avec son téléphone, télécharger une application. Ensuite, l’animateur pose des questions, vous devez répondre en moins de trois secondes, un délai trop court pour chercher la solution sur Internet… Taper A, B, C ou D. Si vous avez bon, vous continuez. Il n’y a que pour les trois dernières questions que vous n’avez aucune proposition.
— On gagne vraiment un million si on a tout bon?
— Oui, il paraît. Tout est payé par la pub. Le programme cartonne en Allemagne, des centaines de milliers de connectés. Mais je ne suis jamais allé au-delà de la dixième question, comme l’immense majorité des Allemands.
— Et là?
— J’en suis à la neuvième, on atteint le second palier à la douzième. Mais j’ai du temps, la prochaine question ne sera pas posée avant quinze minutes. La pub, je vous dis! Alors été 89, c’est bien cela?
Jakob se leva. Le septuagénaire semblait encore assez alerte. Il entra dans la seconde pièce du mobile home.
— La chambre d’Hermann, expliqua-t-il. Je l’ai transformée en studio photo à partir des années quatre-vingt-dix.
Des dizaines de boîtes archives, toutes étiquetées et numérotées, étaient parfaitement rangées sur des étagères.
Eté 61.
Eté 62…
Et ainsi de suite jusqu’en 2015. Les dernières années étaient archivées dans plusieurs dossiers.
— Je prends plusieurs centaines de photos par an, expliqua Jakob. Surtout depuis le numérique. Mais même avant, je vidais déjà quelques dizaines de pellicules chaque été. Allons-y, 89…
Il monta sur un tabouret, tira la boîte archive et se retourna vers Clotilde.
— Si vos parents n’étaient pas morts dans un accident, mais assassinés, y a toutes les chances que la tête de l’assassin soit sur l’un de ces clichés.
Elle crut d’abord qu’il était sérieux, avant que le vieil Allemand ne lui sourie.
— Et moi je serais le témoin à éliminer… Mais je me doute que vous venez seulement par nostalgie. Ça arrive parfois, d’anciens touristes qui me demandent de vieilles photos, pour un mariage, un anniversaire.
Il regarda à nouveau son téléphone portable. C’était presque un toc, car la radio continuait de diffuser une série de jingles en allemand; puis il ouvrit le carton.
Le temps d’une seconde, Clotilde crut que Jakob allait mourir, là, devant ses yeux, terrassé par une crise cardiaque.
Valentine attendait son tour pour se jeter dans le vide. Ça n’avait pas l’air bien sorcier. Il fallait d’abord descendre en rappel les sept premiers mètres, rester suspendu sur la petite plateforme à mi-cascade, puis respirer un grand coup, se pincer le nez et sauter. Le bassin au-dessous, la plus large des piscines naturelles des gorges du Zoïcu, était profond de trois mètres d’après les moniteurs.
Nils et Clara étaient déjà descendus. Il restait seulement Tahir devant elle.
Valentine ne pouvait pas savoir. Peut-être valait-il mieux d’ailleurs.
Valentine ne pouvait pas savoir que le mousqueton auquel était fixé le baudrier, celui dans lequel passait la corde qui la retiendrait, était sur le point de céder. Qu’au moindre mouvement trop brusque, la sécurité ne fonctionnerait pas et qu’il lâcherait.
Valentine observa le vide avec une excitation qui ne laissait aucune place à l’appréhension. De la plateforme, Tahir venait de sauter dans la cascade. Son cri presque animal avait laissé place à un grand éclat de rire dès qu’il avait refait surface.
Du pur bonheur. Valentine rimait avec adrénaline.
Valentine ne pouvait pas savoir que le matériel qu’on lui avait confié, quelques minutes avant son départ, avait été saboté.
C’était son tour.
Jérôme, le moniteur de canyoning, posa sa main sur son poignet, la guida vers le vide tout en passant la corde autour de sa taille.
Le carton était vide.
Eté 89.
Un dossier creux.
Aucune photo, aucun négatif.
— Je… je ne comprends pas, balbutia Jakob.
Il passait sa main dans le carton comme pour vérifier qu’il n’y avait pas de double fond. C’en était presque comique. Il remonta sur le tabouret, tira les cartons voisins pour vérifier que rien n’était tombé derrière, sans rien trouver.
Il ouvrit les cartons d’à côté, sans renoncer, en grognant des Scheiße et des Verdammte . Le vide dans ce dossier, c’était comme si toute une vie bien rangée avait été chamboulée, comme si le contenu de toutes ces boîtes d’archives allait à son tour s’envoler, tel un jeu de dominos qui basculent les uns sur les autres. Clotilde hésita à dire à Jakob de laisser tomber. Que ce n’était pas son rangement qui était en cause, qu’il n’avait commis aucune erreur. Que, simplement, ces archives avaient été volées. Qu’un fantôme était passé par là.
Comme pour son portefeuille dans le coffre, comme pour ce courrier de sa mère, comme pour la table du petit déjeuner.
— Je ne comprends pas, répétait à l’infini Jakob.
Un jingle à la radio sembla enfin le sortir de son impasse obsessionnelle: l’animateur de «Qui veut gagner des millions dans son salon?» allait reprendre.
Dixième question.
Jakob se figea soudain. L’animateur posa une question incompréhensible, avec un débit de voix surréaliste, puis claqua plus vite encore les propositions:
A, Goethe, B, Mann, C, Kafka, D, Musil.
Ein, Zwei, Drei…
Un cling explosa du portable de Jakob!
— Ya, Antwort B, seul Thomas Mann a séjourné au sanatorium de Davos, aucun doute!
Sa jubilation le laissa euphorique quelques instants encore, avant que le carton posé à ses pieds ne le ramène à la triste réalité.
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