— …
— Mon fils? Cervone?
— Pas qu’à lui!
Basile éclate de rire. J’aime bien son grand rire de mammouth à décoller les stalactites de ma grotte.
— Tu sais, ma belle, me fait-il en clignant d’un œil, les Corses n’ont qu’un défaut: ils aiment leur famille. C’est un principe intangible…
Il s’arrête là, mais je vois bien ce qu’il n’ose pas dire.
Les Corses aiment leur famille, c’est un principe intangible . Mais quand t’as un fils con, t’as un fils con!
Basile fait diversion.
— Tu es amoureuse de qui alors?
Ça sort presque contre ma volonté.
— Natale Angeli.
— Ah!!!
— Tu le connais?
— Oui… T’aurais pu tomber plus mal. Natale est pas trop fainéant, pas trop idiot, pas trop laid. Un fils de bonne famille aussi. Son père, Pancrace, a longtemps été le grand patron de la clinique de Calvi, avant de divorcer et de filer en ouvrir une autre sur la Riviera. On raconte qu’Antoni Idrissi, ton arrière-grand-père, lui a offert mille mètres carrés sur la Punta Rossa en échange d’un pontage aorto-coronarien qui lui a fait gagner cinq ans de vie. Natale s’est fâché avec son père lors du divorce de ses parents, mais ici, la famille c’est la famille, et avant de partir pour l’Italie, Pancrace a laissé la Punta Rossa à son fils. Les gens par ici prennent Natale pour un doux illuminé avec sa villa Punta Rossa construite sous le phare et ses histoires de dauphins. Ils le considèrent comme un idéaliste un peu baratineur. Mais si tu veux mon avis, je crois que Natale cache son jeu, la joue rêveur pour ne pas faire peur. Son projet de sanctuaire des dauphins, avec balade en mer pour voir les cétacés de près, ça peut marcher. Natale est sincère, les gens le sentent, les gens sont prêts à payer cher pour ça. La sincérité. L’authenticité. Ouais, ma grande, ton Natale est un peu un chercheur d’or qui aurait trouvé le bon filon et qui continuerait de siffloter comme si de rien n’était, histoire de ne pas voir tout le monde rappliquer. Mais Natale est aussi un vieux célibataire, beaucoup trop vieux pour toi, ma Clo.
Basile me dit ça avec un air attentionné, hyper attendrissant.
— Je sais… je sais. Mais c’est un mec comme lui que je voudrais.
— Tu le trouveras. Si t’es patiente. Si tu sais attendre. Sans trop revoir tes ambitions à la baisse.
— Il m’a proposé d’aller voir les dauphins, demain matin, au large de la Revellata.
— Dis oui alors. Fonce! Peut-être d’ailleurs qu’il a besoin de toi.
— De moi? Pourquoi?
— Réfléchis bien. T’es tout sauf idiote. Pourquoi aurait-il besoin de toi? Et de ta maman sûrement aussi.
Basile est déjà au courant du plan drague entre Natale et ma mère? Suis-je conne à ce point? C’est sous mon nez, tout le monde le sait et je ne vois rien?
— Réfléchis, Clotilde. Natale a un grand projet. Un sanctuaire pour ses dauphins, avec pour les étudier, les préserver, les soigner, une maison de la mer genre musée des cétacés. Un bâtiment écolo à insérer dans l’environnement marin. Réfléchis, quel est le métier de ta mère?
— Architecte…
— Et à qui appartient le terrain pour son sanctuaire?
— Mon grand-père…
— Exact, à mon copain Cassanu. Je le connais bien, ce vieux fou. Le projet de Natale Angeli peut tenir la route, mais Cassanu est méfiant, prudent. Il ne sera pas facile à convaincre, il n’aime pas trop le changement.
Si je suis, Natale se servirait de moi et de maman pour amadouer Papé?
Ou bien Basile délire…
— Papé a raison de se méfier, t’es bien d’accord avec moi, Basile? Même si je ne viens ici qu’une fois par an, je suis raide dingue de ce coin, les Euproctes, la plage de l’Oscelluccia, la pointe de la Revellata. Je voudrais que tout soit toujours pareil quand je reviens chaque été, que personne n’ait le droit d’y toucher les onze autres mois de l’année. Comme dans La Belle au bois dormant, zou, un coup de baguette magique pour endormir tout le monde quand je pars en septembre, et je les réveille seulement en juillet.
— Tout change pourtant, Clotilde. Toi aussi, tu verras. Tu changeras. Plus vite que le paysage.
— C’est pas obligé. Toi Basile, t’as pas changé.
Basile apprécia.
— Non, c’est vrai! Mais c’est un défaut plus qu’une qualité. Le grand défaut des Corses peut-être, ne pas savoir changer. J’ai ça en commun avec ton Papé. Le respect, l’honneur, la tradition. Mais tout bougera quand même, malgré nous. Parce qu’on n’est pas éternels, lui et moi. Après moi, tout basculera. (Son œil balaya d’un mouvement circulaire le panorama, jusqu’aux tentes du camping dont on devinait le mât.) Et pour tout t’avouer, je préférerais ne plus être là pour voir ça.
Sauf qu’il était encore là.
Et qu’il voyait déjà ça.
Sur le petit chemin qui surplombait la grotte pour descendre jusqu’à la mer, une procession d’ados passait, pressée d’arriver avant que le soleil ne soit couché. Maria-Chjara marchait en tête, toute de dentelle blanche vêtue, Hermann suivait, en mode cyclope, un poste radio sur l’épaule braillant You’re My Heart, You’re My Soul de Modern Talking; la radio changeait d’épaule selon les slaloms de Maria sur le sentier. Cervone et Estefan, derrière, tiraient un petit chariot avec des packs de bière. Nicolas traînait un peu à l’écart. Aurélia surgit avec à peine quelques mètres supplémentaires de retard sur mon frère. Puis passèrent Tess, Steph, Lars, Filip, Candy, Ludo…
Le troupeau transhumait vers la plage de l’Alga, je présumais.
* * *
Il ferma le cahier et posa sa paume sur la pierre froide de la grotte.
Basile avait eu raison de laisser le cancer du côlon l’emporter.
Depuis, les abrutis avaient conquis le paradis.
Le 19 août 2016, 15 heures
Tout va bien
Valou
Au texto était jointe une photo de Valentine casquée, harnachée d’un baudrier, perchée avec un groupe d’ados au-dessus d’une spectaculaire cascade. Clotilde n’avait aucune raison de s’inquiéter, l’activité canyoning était encadrée par des moniteurs confirmés et Valentine était une fille sportive. Pourtant elle n’arrivait pas à chasser complètement le pressentiment qui la tiraillait, qu’elle mettait sur le compte de ces mystères accumulés, cette étrange et sournoise pression autour d’eux. Franck, parti pour la journée à plonger au large de Galéria, avait au moins raison sur un point. Elle ne devait pas ruminer. Elle devait avancer.
Elle marcha sur le petit chemin de graviers roses qui menait au mobile home A31, réputé le mieux entretenu du camping. Le propriétaire des lieux avait poussé l’aménagement de son emplacement jusqu’à poser des panneaux solaires sur le toit, un récupérateur d’eau et une petite éolienne perchée en haut d’un mât, juste à côté du drapeau allemand.
Jakob Schreiber était le plus ancien résident du camping des Euproctes. Il y était venu pour la première fois avec sa femme, au début des années soixante, avec un sac à dos chacun et une moto pour deux. Puis il y était revenu, dans les années soixante-dix, avec une Audi 100 et une tente canadienne pour trois. Leur fils Hermann n’avait pas trois mois. Ils revinrent ensuite chaque année, louèrent pour la première fois le mobile home A31 en 1977, l’achetèrent en 81. Ce furent les meilleures années, celles où Jakob personnalisa son lopin, cultiva son jardin, monta une véranda. A partir des années quatre-vingt-dix, l’histoire s’écrivit en sens inverse. D’abord Jakob et Anke passèrent à nouveau leurs vacances à deux, dès qu’Hermann eut dix-neuf ans et resta dans leur appartement de Leverkusen pour travailler deux mois l’été chez Bayer. Puis à partir de 2009, lorsque Anke ferma définitivement les yeux à la Klinikum, Jakob continua de revenir aux Euproctes, plus de trois mois par an. Seul cette fois.
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