Clotilde se souvenait d’un Natale qui la rendait folle. Un fantasme inaccessible du haut de ses quinze ans. Aujourd’hui, elle découvrait un homme fragile. Tous ses rêves ébréchés. Mal compris. Mal aimé. Mal marié.
Toujours libre, en résumé!
Toujours libre! Clotilde, du fond de son lit, trouva l’expression paradoxale. Natale était toujours libre… parce qu’une femme lui avait volé sa liberté. Elle éclata de rire toute seule. Au fond, toutes les amoureuses sont des voleuses de liberté. Elles rêvent de croiser le prince charmant… pour le séquestrer dans une cave.
Elle posa le téléphone sur la table de chevet et replongea dans un demi-sommeil, s’enroulant dans les draps chauds et humides comme on se couvre d’une serviette dans un hammam.
Combien de temps s’était écoulé lorsque la voix de Franck la fit sursauter?
— Merci pour le petit déjeuner.
Plus d’une demi-heure!
Clotilde se réveilla d’un bond, accepta le bisou de Franck sur son front. Sueur contre sueur, celle des efforts de Franck pour grimper en petite foulées jusqu’à Notre-Dame de la Serra et celle de Clotilde à paresser sous la fournaise.
Elle peinait à capter la raison de ce baiser rare.
Merci pour le petit déjeuner?
Elle se leva, étonnée.
La table était dressée!
Pain frais, croissants; café, thé, bols et miel. Jus de fruits et confitures.
Franck? Franck avait mis la table pour l’épater! Son «Merci pour le petit déjeuner», c’était une formule ironique pour l’inviter à se lever? Lui, le sportif courageux, secouait la feignasse mollassonne?
Le regard de Clotilde croisa le téléphone portable sur le chevet avec un soupçon de culpabilité.
Ne pas tout gâcher…
A son tour, elle posa un baiser dans le cou de Franck.
— Merci.
Franck eut l’air étonné.
— De quoi?
— De ce petit déjeuner royal. Il ne manque que la rose dans son soliflore.
Franck eut l’air cette fois parfaitement abruti.
— Ce n’est pas toi?
— Non… Je dormais.
— Et moi, j’arrive juste.
Leurs deux regards incrédules se dirigèrent en même temps vers le rideau de la chambre de leur fille.
Valou?
Qu’elle ait pu avoir cette attention pour ses parents paraissait plus difficile à croire que l’intervention discrète d’elfes de maison. Franck en eut la confirmation, sous la forme d’un grognement d’outre-tombe dès qu’il tira le rideau de la chambre de l’adolescente.
Ni Valou, ni Franck, ni elle…
Qui alors?
Clotilde avait enfilé une liquette et détaillait la table dressée, troublée par des détails qu’elle n’avait tout d’abord pas remarqués. Elle ne comptait pas trois bols, couverts et serviettes posés sur la petite table de camping, mais quatre. Ce nombre n’avait cependant aucune importance comparé aux autres coïncidences.
Franck sortait de la chambre de Valentine, Clotilde lui fit remarquer un verre rempli de jus de fruit rose-orangé et le bol blanc disposé à côté.
— Nicolas se plaçait toujours ici, en bout de table. Il buvait invariablement au petit déjeuner un jus de pamplemousse et un bol de lait.
Franck ne répondit pas, Clotilde continua, désignant une tasse et une cafetière encore fumante.
— Papa se mettait en face, là. Vidait un café noir.
Une bouilloire, deux sachets.
— Maman et moi, nous prenions du thé. Elle avait aussi acheté des confitures au marché du port de Stareso, figue et arbouse.
Doucement elle fit pivoter les pots placés à côté de la bannette de pain.
Figue et arbouse.
Clotilde posa sa main sur la table, instable.
— Tout est là, Franck. Tout est là. Comme il y a…
Franck leva les yeux au ciel.
— Comme il y a vingt-sept ans, Clo? Comment peux-tu te souvenir des parfums de la confiture que vous preniez au petit déjeuner il y a vingt-sept ans? De la marque du thé? De…
Clotilde le fixa, presque méchamment.
— Comment? Ce sont les derniers moments que j’ai vécus avec ma famille! Ce sont les derniers repas que l’on a pris ensemble. Ils ont hanté mes nuits depuis, des milliers de nuits, et des milliers de jours, les fantômes de maman, papa et Nico se sont assis à côté de moi, à ma table de petit déjeuner, tous ces matins où j’étais seule, où tu étais déjà loin, au boulot. Alors oui, Franck, je m’en souviens. De chaque détail.
Franck battit rapidement en retraite. Une ruse. Pour mieux changer d’angle d’attaque.
— OK, Clo, OK. Mais admets qu’il ne s’agit que d’une coïncidence. Du thé, du café, du jus de fruit, des confitures locales. Neuf familles sur dix avalent ça au petit déjeuner.
— Et la table? Qui a mis la table?
— Je n’en sais rien. Peut-être que Valou nous joue la comédie. Ou toi. Ou moi? Ou que c’est juste une mauvaise blague. Une attention délicate de ton ami Cervone, ou de son dévoué Hagrid. Après tout, il semble t’adorer.
Clotilde sursauta en entendant le surnom d’Orsu. Elle résista à l’envie de balancer un grand coup dans les quatre pieds d’alu, de tout exploser dans une gerbe de café froid et de beurre fondu.
Le calme de Franck l’insupportait plus encore.
— Quelqu’un veut te faire repenser au passé, Clo. Ne rentre pas dans ce jeu-là. Ne cherche même pas à savoir qui…
Clotilde n’écouta même pas la suite des arguments de son mari. Elle venait de découvrir, sur une chaise, un journal plié en deux:
Le Monde . Celui d’aujourd’hui.
Elle l’observa comme s’il allait prendre feu.
— Et… ce journal?
— Pareil, continuait Franck. Une mise en scène. Je suppose que chaque matin, tes parents lisaient le journal, comme tout le monde en vacances.
— Non, jamais!
— Alors, tu vois. Le mystérieux serveur a commis une erreur. Cela prouve que…
— Jamais, coupa Clotilde. Jamais mes parents ne lisaient le journal en vacances. Sauf une fois. Une seule fois. Papa était allé chercher Le Monde à la maison de la presse de Calvi et l’avait rapporté avant même que maman ne se réveille. Il l’avait glissé sur sa chaise. C’est le dernier petit déjeuner que nous ayons pris en famille. Notre dernier repas à quatre. Le lendemain, papa est parti trois jours faire de la voile avec des cousins vers les îles Sanguinaires, il n’est revenu que le 23, le jour de l’accident.
Franck observait sans comprendre le quotidien qui traînait sur le fauteuil.
— Le 19 août 1989, les Hongrois ont fait sauter pour la première fois le rideau de fer. A Sopron, sur la frontière autrichienne, la ville natale de ma mère. Pour la première fois de sa vie, maman a lu le journal, le journal que lui avait apporté mon père. Celui du 19 août, Franck, le 19 août, comme aujourd’hui. Cela ne peut pas être une coïncidence! Et pourtant…
— Et pourtant quoi?
Un instant, Clotilde eut l’impression que Franck lui jouait la comédie, qu’il était au courant de tout, que personne d’autre que lui n’aurait pu dresser cette table sans la réveiller. Elle chassa cette idée stupide et continua comme si elle n’avait pas entendu son mari.
— Et pourtant, personne d’autre ne pouvait être au courant. Personne d’autre que Nicolas, maman, papa et moi. C’est une histoire de famille, une anecdote de rien du tout. Papa l’avait acheté tout seul sans rien préméditer, maman a lu l’article en cinq minutes, une demi-page, puis elle a posé le journal sous le barbecue et on l’a brûlé à midi. Personne ne pouvait connaître ce détail. Personne à part un de nous quatre. Tu comprends, Franck? Celui qui a posé ce journal sur la chaise de ma mère est forcément un de nous quatre. Un de nous quatre vivant.
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