Maria-Chjara n’a toujours pas perdu sa virginité, mais elle a annoncé qu’elle remontait dans l’avion pour Bari le 25 août, et confirmé qu’elle abandonnerait son pucelage avant de rejoindre la piste de décollage. Dans six jours. Histoire de faire grimper encore de quelques degrés la température sous le crâne de ces petits mâles affolés par leur puberté.
Vous voulez mon avis? Mon favori, celui qui a une longueur d’avance, est celui qui court le moins vite. Qui laisse les autres se fatiguer. Mon frère Nicolas! Je prends les paris, c’est lui que Maria-Chjara choisira. Le moment venu. Elle le sait. Il le sait. Ça le rend un peu orgueilleux, mon frangin. Limite donneur de leçons, limite con.
Mais je ne suis pas objective.
Je suis amoureuse.
Je veux revoir Natale. Je veux qu’il m’embarque. Je veux qu’il me remarque.
Je ne savais pas que ça pouvait exister, regarder un homme un quart d’heure, échanger trois mots, et ne plus penser à rien d’autre qu’à lui, jour et nuit.
C’est ça l’amour, dites-moi?
Souffrir à en crever pour un homme qui n’en a rien à foutre de vous, qui doit déjà m’avoir oubliée, qui ne m’a abordée que pour approcher ma mère.
Dites-moi?
D’ailleurs, maman aussi possède une longueur d’avance sur papa, ils ont parlé hier de la soirée du 23, ça a négocié dur et papa a cédé, on prendra tous ensemble l’apéritif chez les grands-parents à la bergerie d’Arcanu avant que mes parents montent à la Casa di Stella fêter leur anniversaire de rencontre.
Tous les cousins iront au concert d’A Filetta … Sauf nous.
Maman a gagné, elle aura droit à son bouquet de fleurs d’églantier pour la Sainte-Rose. Elle aussi ça la rend un peu orgueilleuse, limite conne. Mais au moins on échappera aux polyphonies, c’est une certitude maintenant.
Je vous raconterai, mais avant, il faut que je vous parle du 19 août.
De ce qui s’est passé, ce 19 août 1989… Aujourd’hui.
Loin, très loin d’ici.
Près, tout près du cœur de maman.
Un truc de fou.
* * *
Le 19 août 1989… repensa-t-il.
Après ce jour, nulle part dans le monde, rien ne serait jamais comme avant, même si personne n’avait vraiment mesuré la portée de ce jour-là. Les plus grandes révolutions, celles qui bouleversent l’humanité, avancent masquées.
Le 19 août 1989. L’aube d’un monde nouveau.
Tout le monde s’en foutait, pourtant, tout le monde était en vacances.
Tout le monde s’en foutait ce jour-là, tout le monde sauf Palma.
Le 17 août 2016, 10 heures
— Je t’attendais, Clotilde. Je pensais même que tu viendrais avant. Que c’est moi que tu voudrais revoir en premier.
Clotilde observait la mer à travers la vaste baie vitrée de la villa Punta Rossa. Le point de vue était toujours aussi vertigineux. La maison donnait l’impression d’être accrochée à la falaise et qu’il suffisait d’ouvrir la porte-fenêtre pour plonger dans la Méditerranée. En pivotant et en fixant la verrière opposée, c’est l’ensemble des crêtes de la Balagne que l’on découvrait, Notre-Dame de la Serra au premier plan, le Capu di a Veta au second, et le Monte Cinto au dernier.
Une merveille intemporelle.
Seul Natale avait vieilli.
Bien vieilli.
Elle fit quelques pas sur l’estacade qui s’avançait au-dessus des rochers de la Punta Rossa, veillant toutefois à ne pas être aperçue des quelques touristes qui se tenaient près du phare. Elle avait raconté à Franck qu’elle allait voir les flics à la brigade de Calvi, pour demander au capitaine Cadenat s’il avait du nouveau pour son histoire de portefeuille. Après tout, elle n’avait menti qu’à moitié, une fille de flic vivait ici, du moins quand elle ne prenait pas son service à l’Antenne médicale d’urgence de Balagne. Aurélia Garcia était devenue infirmière au Centre hospitalier de Calvi, commençait tôt, ne rentrerait pas avant midi.
Natale lui avait proposé un café. Elle avait accepté.
Natale traînait.
Briser la glace prendrait du temps.
Clotilde laissait le vent ébouriffer ses cheveux. Elle était bien, sur la terrasse. Elle n’avait aucune envie de retourner à l’intérieur de la villa. D’ordinaire, pensa-t-elle, les maisons sont banales de l’extérieur, des pavillons jumeaux dans des lotissements standardisés, des appartements semblables, même dans les quartiers les plus bourgeois. Mais derrière ces façades maussades se cachent des intimités dévoilées, des pièces où chaque objet posé, chaque cadre accroché, chaque livre exposé révèle une identité. Avec goût. Avec âme.
Tout l’inverse de la Punta Rossa!
L’étrange chalet posé sur les rochers rouges, uniquement bâti de bois et de verre, avait été élevé par Natale, planche après planche, vitre après vitre, lorsqu’il avait à peine vingt ans; il ne pouvait être occupé que par un être d’exception, au moins aux yeux des randonneurs qui découvraient la bâtisse du haut du sentier des douaniers. Chaque détail avait été pensé avec originalité, des coquillages incrustés dans les piliers aux dauphins sculptés dans les poutres. La villa Punta Rossa avait mille fois été prise en photo, googlisée et facebookée, Clotilde avait pu le constater toutes ces années passées à taper Punta Rossa sur un moteur de recherche et à rêver, à fantasmer sur cette petite merveille d’architecture… et sur son bâtisseur. Pourtant, quel randonneur aurait pu soupçonner que dans ce chalet se dissimulait le plus kitsch, le plus banal, le plus douteux des décors intérieurs? Au-dessus de cubes Ikea déclinés sous les formes les plus diverses, bibliothèque, meuble télé, buffet, tabourets, table basse, quelques affiches tentaient de colorer la blancheur laquée du mobilier: baisers de Klimt, leçons de piano de Renoir, nymphéas de Monet.
— Ton café, Clotilde.
Natale lui avait dit qu’il était un peu pressé. Il prenait son service à 11 heures. Il était chef du rayon poissonnerie du Super U de Lumio.
— Me regarde pas comme ça, Clotilde.
— Comme quoi…
— Comme si t’étais déçue… Par tout ça. Par moi.
— Pourquoi? Pourquoi serais-je déçue?
— N’en rajoute pas.
Il s’éloigna et revint quelques secondes plus tard avec un verre à la main, un gobelet de la taille d’un dé à coudre, empli à ras d’un liquide rose.
Liqueur ou médicament?
Natale devait avoir un peu plus de cinquante ans. Clotilde le trouvait toujours beau. Plus beau encore qu’à vingt-cinq ans. Désabusé. Mélancolique. Presque cynique. Elle quitta la terrasse pour le rejoindre dans la villa. Une photo d’Aurélia était accrochée au-dessus d’un buffet à vitre coulissante où s’exposait une collection de coquetiers, de ronds de serviette et de boîtes à thé. Clotilde fixa ostensiblement le cliché. Aurélia souriait. Robe griffée. Peau bronzée. Sourcils épilés.
— Je ne suis pas déçue, Natale, c’est juste que je n’aurais jamais cru.
— Moi non plus.
Il se retourna. Son dé à coudre était déjà vide, puis plein. Clotilde avait repéré la bouteille cette fois, et pas sur l’étagère de l’armoire à pharmacie.
Alcool de myrte. 40°, caves Damiani.
Clotilde ne pouvait pas en rester là. Pas après toutes ces années.
— Natale…
Trop tard pour reculer. Elle détourna les yeux du portrait d’Aurélia.
— Natale, je peux bien te le dire maintenant, il y a prescription, comme on dit. Tu sais, toutes ces années, même si on ne s’est jamais écrit, téléphoné, contactés, tu étais là pourtant. Tu m’as accompagnée. Je ne te parle pas de l’été 89 du haut de mes quinze ans, de nos balades en bateau, de la baie de la Revellata. Je te parle d’après. De ma vie d’après. Tu étais la preuve que tout est possible, Natale. Comment te dire… Une sorte de boussole, qui indiquerait un cinquième point cardinal, quelque part du côté des étoiles.
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