J’observe, incrédule, mon pêcheur de sirènes. L’hameçon est un peu gros!
— Vous rigolez?
Il confirme. Il éclate de rire. Je l’avais deviné avec une seconde d’avance grâce à la télépathie.
— Non, pas du tout. Il y a des milliers de dauphins en Méditerranée. Et des centaines, au large de la Corse. Les croisiéristes de Porto, Cargèse, Girolata te promettent de les croiser en longeant la réserve naturelle de Scandola, mais vu la densité de rafiots, t’as pas une chance sur cent d’apercevoir une nageoire. Les dauphins préfèrent les bateaux de pêche, pour bouffer les filets et voler les poissons.
— Vous en avez déjà croisé?
Il hoche la tête comme si c’était une évidence.
— Comme tous les pêcheurs de Méditerranée. Mais en règle générale pêcheurs et dauphins sont pas copains-copains.
J’ai roulé les mêmes yeux que maman quand elle marchande sur le marché.
— Mais vous, si! Et vous allez me raconter que vous les avez apprivoisés.
— Ce n’est pas bien difficile. Ce sont des animaux intelligents qui savent reconnaître le bruit d’un bateau, la voix d’un être humain. Il faut juste un peu de patience pour gagner leur confiance.
— Et vous, vous avez gagné leur confiance?
— Oui…
— Je vous crois pas!
Il me sourit encore. Je crois qu’il aime bien que je lui tienne tête. Je crois qu’il dit la vérité. Je crois que mon pêcheur est un petit enfant qui a passé sa vie à rêver de dauphins, tout seul dans sa chambre, et qui a fini par les trouver, les approcher, les aimer. Je crois que…
— Tu as raison, Clotilde. Il ne faut jamais faire confiance tout de suite. A personne.
Waouh, en plus, il connaît mon prénom!
— Ton Papé a dû t’apprendre ça. Il faut du temps pour s’apprivoiser.
— Mon Papé?
— Tu es la petite-fille de Cassanu, non? Les Idrissi sont plutôt connus par ici, tu sais. Et toi, tu passes encore moins inaperçue, avec ton déguisement.
Mon déguisement? A défaut de cheveux ou de poils de barbe, je lui aurais bien arraché les cils… S’il n’avait pas eu de si beaux yeux pour les protéger.
Mon déguisement!
Forcément, il n’a jamais vu Beetlejuice, ce plouc! Jamais mis les pieds dans un cinéma, jamais ouvert un livre, rien d’autre ne compte pour lui que ses poissons, que sa passion… Mon Dieu, ça existe vraiment, des hommes comme ça?
Je l’agresse.
— Il a quoi, mon déguisement?
— Rien. Mais je ne suis pas certain que tu puisses approcher les dauphins avec une tête de mort sur ton tee-shirt.
— Vous préférez quoi? Un soleil fluo? Un nuage rose? Des petits anges dorés?
— Parce que tu as tout ça sous ton tee-shirt? Tu caches vraiment toutes ces couleurs?
L’enfoiré! Il m’a démasquée en trois mots échangés. Comme une gamine privée de goûter qui a encore le Nutella autour des lèvres.
Je prépare ma riposte quand le bateau se met à tanguer.
— Elle ne vous embête pas?
J’y crois pas!
C’est ma mère. Sans gêne, elle est montée sur le bateau et elle s’incruste dans la conversation.
Et à partir de ce moment-là, tout change.
Lui d’abord.
C’est comme s’il n’y avait plus que ma mère sur la barque, Palma Mama, avec son air effrayé de biche posée sur un radeau, à se pendre les talons dans le filet, à coincer sa robe contre un panier, à pousser des petits cris de souris effrayée.
Comme s’il m’avait déjà oubliée.
Pire même.
Comme s’il ne m’avait invitée que pour attirer ma mère sur son petit navire. J’avais bien vu le gros hameçon mais je n’avais rien compris. Je ne suis pas le poisson, juste l’appât!
Un ver de terre!
Un ver de terre pour attirer ma mère.
— Ne lui racontez pas d’histoires avec vos dauphins, minaude Palma Mama en baissant les yeux vers l’affiche Grand Bleu . Sous ses airs de petite rebelle, c’est un cœur chamallow.
Un chamallow, maintenant! C’est tout ce que ma mère a trouvé à accrocher à son hameçon à elle.
Je la hais!
— Je ne plaisante pas, madame Idrissi, répond le pêcheur de rêves. Aussi étrange que ça paraisse, les dauphins sont mon véritable business. Un couple et leur portée se sont installés au large de la Revellata. Ils ont confiance en moi. Je peux vraiment emmener votre fille les voir, si elle en a envie.
Ma mère s’est assise. Jambes nues serrées. Je vois bien qu’elle tente de croiser le fer avec les yeux laser du marcheur d’étoiles.
— C’est à elle qu’il faut demander.
Elle croise les jambes.
Moi je croise les bras, boudeuse. Conne. Nulle.
Ça dure un bout de temps.
— Une autre fois peut-être! conclut-elle en se levant. On y va, ma chérie?
On y va.
Lui n’ajoute rien, mais il n’a pas besoin.
Il tend sa main à celle de maman pour l’aider à rejoindre le quai. Il pose son autre main sur la taille de maman, et elle prend appui sur l’épaule nue et bronzée de son chevalier. Pour finir le ballet, maman s’offre un grand écart de la barque au quai, jupe remontée, jambes en compas. Comme une danse improvisée qu’ils auraient déjà pratiquée.
— Si Clotilde change d’avis, je peux vous recontacter?
— Avec plaisir, madame Idrissi.
— Palma. Appelez-moi Palma. Madame Idrissi, prononcé ici, on dirait un prénom de reine mère.
— De princesse plutôt.
Elle glousse comme une dinde, la princesse. Mais faut reconnaître qu’elle a de la répartie.
— Mais les princesses ne deviennent presque jamais reines, ajoute-t-elle. Ce sont les dauphins qui deviennent rois… n’est-ce pas, monsieur… monsieur?
— Angeli. Natale Angeli.
Sur la route du retour, je rumine ma certitude.
Comme une révélation.
Oui, ma mère est capable de tromper mon père.
De le tromper avec cet homme-là.
Natale. Natale Angeli. Un roi pêcheur de sirènes, de princesses et de dauphins.
Alors que… ces derniers mots, j’ai tant de mal à les écrire.
Je m’en fous après tout!
Personne ne les lira. Je le sais bien, mon lecteur du futur, que vous n’existez pas.
Alors que… alors que c’est moi qu’il aime. C’est moi qui l’aime.
Je l’ai su au premier regard.
Ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie. Ne vous moquez pas de moi, c’est sérieux, sérieux à pleurer toutes les larmes sur ce cahier.
J’aime Natale.
J’aime pour la première fois.
Et aucun autre homme ne pourra jamais rien contre ça.
* * *
Il referma la page gondolée du cahier et resta assis un moment.
Jusqu’ici, on entendait des échos de la musique techno qui s’élevait de la plage de l’Oscelluccia.
Il avança un peu dans l’allée pour mieux l’écouter.
2 h 30
Franck regarda sa montre.
Qu’est-ce qu’elles fichaient?
Le vent de mer portait des sons de musique électronique dont on ne percevait que la percussion sourde de basse, répétitive, obsédante, comme si une peau de tambour avait été tendue face à la mer et que chaque vague la frappait. Une rythmique sans fin.
Boum boum boum boum…
Dans le camping, tout le monde dormait pourtant. Franck devait l’admettre, portes et fenêtres fermées, le bruit était presque inaudible dans les bungalows, les mobile homes et les chalets finlandais. Tant pis pour les campeurs! La disco, c’était peut-être une façon supplémentaire de les faire fuir et de remplacer les emplacements par des locations en dur qui multipliaient par dix la rentabilité de la parcelle.
Qu’est-ce qu’elles fichaient? Clotilde ne dansait tout de même pas sur cette soupe techno?
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