Oho oho oho oho
Avant que ses lèvres ne se collent au micro pour entamer les premières notes de Future Brain , le tube planétaire de Den Harrow, le roi de l’italo disco des années quatre-vingt… définitivement oublié depuis.
Que Clotilde croyait!
Oho oho oho oho, scanda la foule.
Les tubes ringards sont éternels.
Depuis qu’elle était revenue en Corse, Clotilde n’était pas retournée sur cette plage de l’Oscelluccia. Trop de questions la hantaient. Pourquoi, puisque ce bout de plage paradisiaque appartenait toujours à Cassanu Idrissi, son grand-père avait-il autorisé Cervone à y installer cette boîte de nuit sordide? Pourquoi cette barque flottait-elle abandonnée et rouillée? Pourquoi tolérer ce bruit comme une mauvaise drogue, cette foule fascinée, ces lumières d’hypnose? Pourquoi le silence n’avait-il pas gagné? S’il ne gagnait pas ici, plage de l’Oscelluccia, où pourrait-il gagner?
Oho oho oho oho
Pourquoi un grand méchant loup ne s’était-il pas approché de cette maison de paille posée sur la plage, un loup pote avec son grand-père, pas même besoin de cagoule et de bombe, de jerrican et de briquet, il suffisait de souffler dessus. Il suffisait d’un peu de vent, ce vent qui, au lieu de balayer la paillote, transportait les décibels jusqu’à Calvi.
Maria-Chjara enchaînait. Sous les spots, sous les ombres et les lumières, sous le maquillage, il était impossible de lui donner un âge.
Quarante-cinq ans. Exactement. Clotilde savait.
Maria-Chjara assurait. Les titres défilaient. Italiens, anglais, français, espagnols.
Valou apparaissait, disparaissait.
Clotilde s’ennuyait.
Après un Tarzan boy éternisant les ho ho ho des chœurs ensablés, à en réveiller tous les mammifères du sanctuaire Pelagos jusqu’à Monaco, la lumière se calma soudain, les synthés s’éloignèrent et Maria-Chjara murmura au micro avec un accent italien appuyé:
— Je vais vous chanter une chanson qui se chante sans rien. Sans instrument. Seulement ma voix. C’est une chanson que vous connaissez sûrement, elle s’appelle Forever Young , mais je vous demande cette fois de ne pas la chanter avec moi. Sauf ceux qui le peuvent (elle envoya à la foule un sourire qui ressemblait à un baiser). Je vais la chanter en corse. Pour vous. Sempre giovanu.
Une poursuite blanche s’arrêta sur Maria-Chjara. La chanteuse italienne fermait les yeux, laissant sa voix nue aller défier les vagues, monter plus haut encore, à en faire pleurer la lune.
Sempre giovanu
Portée par un timbre de soprano d’une pureté que nul n’aurait pu imaginer, la mélodie devenait hymne, la foule frissonna dans le noir, sans même un rire de frousse, comme un petit miracle, comme si chacun avait compris que la chanteuse n’acceptait tout ce cirque que pour qu’on lui accorde ces quatre minutes-là, qu’on la laisse en paix le temps de sa prière, de son credo a cappella.
Sempre giovanu
Une parenthèse.
Qui se referma.
Le son de la boîte à rythmes explosa avant même que Maria-Chjara n’ouvre les yeux, avant même que la dernière octave ne soit soufflée par ses lèvres entrouvertes, suivie d’une insipide note de synthé que pourtant tous les plagistes reconnurent au premier accord.
La transe après le frisson.
La robe de Maria-Chjara venait de tomber. Elle se retrouvait, comme par enchantement, en maillot de bain.
Blanc. Immaculé. Serré.
Boys boys boys , hurla la foule avant même que la bande enregistrée ne démarre.
Maria-Chjara reprit, ondula, sourit, avança, se recula, prit trois pas d’élan.
Boys boys boys.
Plongea.
Et resurgit de la piscine sous la scène, sous une averse de paillettes, cheveux collés, maquillage délavé, fond de teint raviné, peu importait, l’essentiel était ailleurs: son haut de maillot mouillé glissait, affolant, transparent, exactement le même que celui de la légende, presque une marque déposée.
Boys boys boys , répétait à l’infini Maria-Chjara. On lui avait apporté un autre micro, un grand ballon de plastique arc-en-ciel, des canons soufflaient de la mousse. La chanteuse tendit la main pour envoyer des baisers, et susurrer:
— Come with me.
Selon un ballet savamment organisé, les trois bodyguards s’écartèrent enfin et une pluie de vêtements vola sur la plage. Ils furent bientôt cent dans la piscine de poche à chanter pour la millième fois Boys boys boys .
Summertime Love.
Les plus audacieuses firent sauter les hauts de maillot.
Pas Maria-Chjara.
A croire qu’elle n’avait plus l’âge.
Seuls les tubes ringards ne vieillissent pas.
— Je suis une amie de Maria-Chjara. Une amie d’enfance.
Le grand black n’avait pas l’air convaincu.
La foule dansait toujours à l’autre bout de la plage, sur des airs de techno qui n’avaient plus grand-chose à voir avec les eighties .
On reste encore, maman?
Oui, un peu, avait répondu Clotilde au texto inquiet de sa fille après la dernière chanson de l’Italienne. C’était il y a vingt minutes. Elle attendait depuis tout ce temps devant la caravane garée sur le parking de terre qui faisait office de coulisse. Non pas qu’elle se soit retrouvée coincée dans une file d’attente de groupies sous le Velux, Clotilde était seule, mais la porte restait fermée et le gardien ne voulait rien entendre.
— Frappez à la porte, au moins. Dites-lui qu’il y a une fan qui veut lui parler, ça lui fera plaisir.
Le bodyguard esquissa un sourire, ou eut pitié. Il finit par cogner à la cloison de tôle.
— Madame Giordano. Pour vous…
Maria-Chjara sortit une tête quelques secondes plus tard. Elle avait enfilé un peignoir sur ses épaules et une serviette sur ses cheveux. Pas une trace de maquillage, de fond de teint ou de gloss. Elle se tourna vers Clotilde en se contentant d’entrebâiller la porte.
— Oui?
Elle était encore belle. Clotilde ne s’y attendait pas. Liftée sans doute, liposucée, bistourisée et siliconée, mais ça lui allait bien. Comme une voiture customisée, pensa Clotilde, un peu vulgaire, mais originale, fière de sa différence, fière d’attirer les regards. D’admiration ou de gêne, elle s’en foutait. Monstre ou icône, quelle importance?
— Tu me files une tige?
Le vigile bodybuildé qui devait avoir vingt-cinq ans de moins qu’elle sortit nerveusement une cigarette, l’alluma en se donnant des airs de John Wayne tremblotant, l’approcha des lèvres de Maria-Chjara sans savoir où foutre les yeux.
Un petit garçon timide devant sa maîtresse.
— Alors comme ça, fit Maria-Chjara en s’adressant enfin à Clotilde, t’es ma dernière fan? Et tu crois que je vais t’ouvrir ma porte? N’y compte même pas, ma belle, je ne suis pas comme toutes ces suceuses de bites qui se sont transformées en broute-minous quand les mecs ont commencé à leur tourner le dos.
Elle éclata de rire.
Il y avait quelque chose de félin dans ses gestes, dans ses griffes, dans ses yeux effilés. Même si Clotilde détestait le mot, «cougar» la décrivait avec justesse.
Ou tigresse.
— Je suis Clotilde. La sœur de Nicolas. Nicolas Idrissi, tu te souviens?
Maria-Chjara plissa les yeux, donnant l’impression de chercher au plus profond de sa mémoire. Clotilde aurait pourtant juré que dès qu’elle avait croisé son regard, la chanteuse l’avait reconnue. Une infime pression de ses doigts sur la porte de la caravane, une crispation de son pouce et de son index sur le métal cloqué.
Maria-Chjara secoua la tête.
— Je vois pas. Un ex?
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