— Pourquoi avoir attendu tout ce temps?
Il sourit.
— Je t’ai dit, il y avait une sacrée pression, Clotilde. Le fils, le petit-fils, la bru de Cassanu Idrissi, je ne sais pas si tu te rends compte. C’était remonté jusqu’au député Pasquini et au président Rocca Serra. Alors on s’est contenté de confier l’affaire à un pauvre type chargé de bâcler l’enquête. Moi. Le sergent Garcia. Une enquête dont le dernier mot était déjà écrit. ACCIDENT.
Clotilde tentait de repousser les images de la Fuego qui éventrait la barrière, plongeait dans le vide, rebondissait trois fois, tuait trois fois.
Un accident, bien entendu. Où ce flic obèse voulait-il en venir?
— Regarde la troisième photo, Clotilde. C’est la crémaillère de direction. Et, aux extrémités, les biellettes de direction et les rotules.
Elle ne voyait rien d’autre qu’une tige de fer, une pièce de métal conique et un gros écrou.
— C’est l’une des rotules qui a lâché. D’un coup. Au moment où ton père a voulu braquer, juste avant le ravin de la Petra Coda.
Son père n’avait pas tourné.
Elle revoyait encore la Fuego lancée comme une balle. Ce n’était pas un suicide. Seulement la direction qui avait lâché. Sa voix se radoucit.
— Donc, c’était un accident?
— Oui, comme je te l’ai dit, c’est dans le rapport officiel, juste avant le mot FIN. Une rotule de direction a sauté. La seule coupable, c’est la bagnole. Sauf que d’après mon pote Ibrahim…
Des gouttes épaisses perlaient de son bide, pas de sueur, de graisse.
— Sauf que d’après mon pote, répéta-t-il, la défaillance de la rotule n’était, comment te dire… pas naturelle.
— Pas naturelle?
Il se pencha vers elle. Le ventre posé comme un tablier sur ses genoux.
— Je vais être plus précis, Clotilde. J’y ai repensé des centaines de fois depuis, j’en ai discuté avec Ibrahim, j’ai détaillé les clichés et les pièces à conviction. Et à force, ma conviction s’est forgée.
— Accouchez, merde!
— La direction a été sabotée, Clotilde! L’écrou de la rotule a été dévissé, juste assez pour être certain qu’avec les vibrations elle sauterait, au bout de quelques virages, que la biellette de direction tomberait d’un coup et que le conducteur se retrouverait avec un volant tournant dans le vide et un véhicule brusquement incontrôlable.
Clotilde demeura silencieuse.
Doucement, elle se leva puis posa ses fesses sur le ciment mouillé. Les bras autour des genoux, recroquevillée. Prostrée.
Cette fois, c’est l’ombre du pachyderme qui vola le soleil de Clotilde. Il s’était lui aussi levé.
— Je devais te le dire, Clotilde.
Elle avait froid. Elle tremblait. Le puits l’attirait. Pourvu qu’il n’ait pas de fond. Qu’elle puisse couler pour l’éternité.
— Merci, Cesareu.
Elle laissa passer un long silence avant de prononcer un autre mot.
— Qui… qui d’autre est au courant?
— Une seule personne… La seule qui devait savoir. Ton grand-père, Clotilde. J’ai donné une copie de tout le dossier à Cassanu Idrissi.
Elle se mordit les lèvres. Au sang.
— Qu’est-ce qu’il a dit?
— Rien, Clotilde. Rien du tout. Il n’a eu aucune réaction. Comme s’il l’avait toujours su. C’est ce que j’ai pensé alors. Qu’il l’avait toujours su.
Le sergent n’ajouta rien d’autre. Il mit un temps infini à fermer son peignoir, observa la surface souillée de sa piscine, puis plus lentement encore se dirigea vers l’épuisette rangée contre la palissade. Il se tourna une dernière fois vers Clotilde.
— Passe voir Aurélia, ça lui fera plaisir.
Passer voir cette garce? Quelle idée!
— Elle n’est pas loin. Tu dois te souvenir du chemin. Elle habite la Punta Rossa, sous le phare de la Revellata.
Les mots se mélangeaient, pris dans un tourbillon. Le puits était une marmite où Cesareu les avait jetés.
Cette garce d’Aurélia.
La Punta Rossa.
Le phare de la Revellata.
Cesareu souleva sa casquette comme pour mieux planter ses yeux dans ceux de Clotilde.
— Je m’attendais à ce que tu sois surprise, ma belle. Moi aussi, on me l’aurait dit il y a vingt-sept ans, je ne l’aurais pas cru. Mais oui, Aurélia habite là-bas. Depuis tout ce temps. Tu sais ce que ça signifie, ma jolie, pas besoin de te faire un dessin. (Il laissa tout de même le temps à Clotilde de régler la mire de ses souvenirs.) Aurélia vit avec Natale.
Clotilde tangua au-dessus de la piscine de béton. Elle venait de tomber dans ce puits sans fond pour la seconde fois en moins de quelques minutes. Et cette seconde fois l’asphyxiait encore plus que la première.
Plus douloureuse.
O combien plus douloureuse.
Mercredi 16 août 1989, dixième jour de vacances,
ciel bleu de fée
Il était une fois…
Il était une fois une petite princesse calabraise.
Maria-Chjara Giordano.
Ça commence comme dans un conte car Maria-Chjara est une vraie princesse. Elle est née trois ans avant moi, la même année que mon frère, en 1971, dans le petit village de Pianopoli, près de Catanzano en Italie.
Son père dirige la plus grande entreprise de ramassage de chou brocoli de la Calabre, c’est la spécialité là-bas paraît-il, le chou brocoli à jets verts. Il a déjà soixante ans et soixante millions de lires sur son compte en banque lorsqu’elle naît; son père est beau, un vieux beau, comme on dit, c’est-à-dire qu’il n’a plus de beau que ses yeux bruns et sa chevelure bouclée et argentée; sa mère a dix-neuf ans de moins que son mari, et dix-neuf centimètres de plus, sans les talons; elle est mannequin pour Ungaro et actrice pour des séries B tournées à Cinecittà, dont aucune n’est jamais passée en France. J’ai surveillé, vous pensez.
Mieux arrosée que les choux-fleurs de papa, Maria-Chjara a vite poussé.
Plus vite que moi en tout cas. L’année de ses quinze ans, elle dépassait déjà le mètre soixante-dix. Elle avait un peu ralenti les années suivantes, pour culminer au mètre soixante-quinze, mais les centimètres qui n’avaient pas pu allonger davantage ses cuisses, son dos ou ses chevilles s’étaient épanouis ailleurs, gonflant sa poitrine, arrondissant ses hanches, bombant son cul. Un petit miracle d’harmonie, des courbes d’héroïne de BD italienne, celles que papa planque dans la bibliothèque entre Tintin et Astérix. Une fille créée par Manara.
Ce genre de nana…
Papa Giordano, sans doute pour oublier l’odeur du chou brocoli et profiter un peu des dix-neuf centimètres de sa starlette, avait acheté une villa sur les hauteurs de la Revellata pour y revenir tous les étés. La petite princesse calabraise, unique héritière, s’ennuyait seule dans son palais de pierre, et de temps en temps, puis de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, le 4 × 4 Suzuki de son papa la déposait entre la plage de l’Alga et le camping des Euproctes pour qu’elle s’amuse avec des amies de son âge. Des amies… et des amis.
Cet été 1989, papà et mamma Giordano étaient partis faire le tour de la Sardaigne dans leur yacht, amarré toute l’année dans la baie de Calvi, et princesse Chjara, du haut de sa toute fraîche majorité, leur avait fait comprendre qu’il était hors de question qu’elle s’emmerde avec eux pendant un mois dans une prison flottante de trente mètres sur dix.
Elle se débrouillerait seule. Et son père avait déposé les clés de la villa au creux de sa main.
Chjara ne baratinait pas.
Elle se débrouillait très bien seule.
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