— Tu sais, Valou… Elle avait dix-huit ans alors. Elle doit être devenue très… démodée.
Valentine s’en fichait. C’est le prétexte qui comptait.
— Tu n’as pas envie de la revoir?
La plage de l’Oscelluccia se situait juste au-dessous du camping des Euproctes, on y accédait directement par un sentier en pente raide qui longeait la mer. Clotilde observa l’affiche, la mousse, la piscine, le bikini, avec autant d’envie que s’il s’agissait de l’annonce d’une corrida.
— Tu plaisantes?
— Si je t’accompagne, maman? Moi j’y vais pour l’ambiance et toi pour ta copine.
La petite maligne…
Clotilde allait lui répondre «Plus tard, ma chérie, on verra ça plus tard, je vais d’abord poser ces sacs de fruits qui vont finir par me décrocher les deux bras», lorsque Franck apparut dans son dos. D’un geste naturel, il prit des mains de Clotilde les sacs de courses, sans un mot de plus, sans effort apparent, sans avoir même l’air d’y penser.
Galant. Viril. Le mec parfait. De quoi tu te plains, ma vieille?
— Qu’est-ce qui se passe, mes jolies?
Valentine expliqua, la fiesta à la playa, la star de la pointe de la Revellata, la copine d’enfance de sa mama…
— Tu irais, toi? demanda Franck en se tournant vers Clotilde. Ça t’amuserait de revoir cette nana?
Pourquoi pas? Pourquoi pas, après tout?
Franck posa sa main sur les épaules de sa fille.
— Hors de question que tu ailles seule à cette fête sur la plage. Mais si ta mère t’accompagne…
— Merci, papa.
Et cette ingrate sauta au cou de son père ce héros, sans un merci pour sa mère qui allait supporter la nuit des eighties, du début de soirée aux démons de minuit. Une éternité qu’elle n’avait pas remis les pieds en boîte de nuit.
Le reste de la journée, Clotilde n’y pensa plus. De la plage au bungalow, du transat à la serviette, la tête noyée dans la Méditerranée ou sous la douche, trois questions tournèrent en boucle. Elle se donnait jusqu’au soir pour arrêter trois réponses définitives.
Oui ou non.
Joindre son grand-père d’abord, Cassanu Idrissi, et provoquer une réunion de famille avec Mamy Lisabetta, peut-être même cette sorcière de Speranza, et son petit-fils Orsu. Convoquer le chien Pacha aussi, installer tout ce beau monde sous le chêne vert de la cour d’Arcanu et mettre sur la table cette révélation qui lui rongeait le sang: ses parents n’avaient pas été victimes d’un accident, la direction de la Fuego avait été sabotée.
Réponse: OUI, même si la forme de la convocation restait à déterminer.
Parler à Franck ensuite. Parler des révélations de ce flic. Lui montrer les photos de l’écrou de cette saloperie de rotule de direction, demander son avis, ses conseils, lui savait reconnaître tous ces trucs en métal sous un capot.
Réponse: NON! Hors de question de subir à nouveau ses sarcasmes, sa pitié agacée, au mieux ses solutions binaires, aller porter plainte ou laisser tomber.
Faire un tour à la Punta Rossa enfin, par le sentier des douaniers de la Revellata, l’air de rien, histoire de se balader jusqu’au phare, de profiter de la vue panoramique, comme des dizaines d’autres touristes, et pourquoi pas d’y croiser Natale, occupé à repriser un filet, à fumer sur le bord de sa terrasse, à regarder le monde tourner.
Réponse: NON. Définitivement NON!
Les enceintes crachaient des Life is life saturés, ce qui ne perturbait pas la foule qui répondait en chœur, sans besoin de répétition.
La la la la la
Clotilde et Valou s’avancèrent parmi les danseurs agglutinés sur la petite plage de l’Oscelluccia. Encastrée entre deux langues de rochers, la petite crique était un autre de ces coins de paradis cosy confisqués par Cervone Spinello. Les pierres et cailloux du sentier, au fur et à mesure qu’on se rapprochait de la mer, semblaient avoir été concassés par des milliers de pieds de touristes pressés d’atteindre l’eau et s’être réduits, été après été, à un sable grossier, dont la finesse, selon un cercle touristique vertueux, dépendait de l’intensité de la fréquentation.
Si, de la plage, on ne distinguait pas encore les murs en construction de la future marina Roc e Mare , il était impossible de rater le Tropi-Kalliste, la paillote nichée plein nord, avec terrasse, bar et plancher de bambous, le tout sans doute démontable rapidement en cas d’avis de tempête ou de visite d’un nouveau préfet zélé. Le jeu de mots signé Cervone évoquait à la fois la chaleur tropicale de la nuit sous les décibels et le nom antique de la Corse, Kalliste… la plus belle! La discothèque se réduisait à cette paillote sur laquelle on avait accroché des spots et des lasers qui éclairaient jusqu’à la lune, de grandes enceintes posées directement dans le sable, un plancher flottant de dix mètres sur dix sur lequel dansait moins du quart de la foule, et exceptionnellement ce soir, une scène surélevée, à deux mètres de hauteur, tout en longueur, telle une piste de défilé de mode ou un large plongeoir. D’ailleurs, sous l’estrade, une grande piscine gonflable avait été installée, éclairée bleu fluo et gardée par trois bodyguards noirs figés qui ne semblaient guère apprécier les chœurs d’Opus.
Life is life
La la la la la
Pour une fois, Cervone avait desserré le cordon de sa bourse, même si à 7 euros l’entrée, 9 euros le mojito et 15 euros la cruche de Pietra, il devait rentrer dans ses frais.
Relax , ordonna Frankie Goes to Hollywood au public déchaîné. Clotilde évalua la foule à deux ou trois cents personnes. De tous âges. Des adolescents qui semblaient connaître par cœur ces chansons ringardes, du temps de leur biberon; des adolescentes hystériques dont certaines semblaient déjà ivres; des couples aussi, et quelques groupes de vieux.
De vieux par comparaison au public majoritaire.
De vieux de son âge.
— J’y vais, maman!
Clotilde observa sa fille sans comprendre.
— Y a Clara, Justin, Nils et Tahir. Là, devant. J’ai mon portable. Tu me textotes quand on part?
Valou disparut dans la foule.
S’il se passait la moindre chose, s’il l’apprenait seulement, Franck allait la massacrer. Pas sa fille, sa femme!
Clotilde s’en foutait.
Que Valou s’amuse… Mon Dieu qu’elle s’amuse! Que pouvait-il lui arriver?
Elle s’éloigna un peu des danseurs, s’avança vers la mer, évita quelques corps allongés, comme échoués avec la marée. Une barque flottait à quelques mètres de la plage, amarrée à un anneau de fer rouillé vrillé dans les rochers. De la torche de son téléphone portable, Clotilde éclaira la coque écaillée du bateau de pêche.
L’ Aryon.
On distinguait à peine encore le A, le Y et le N; elle seule semblait encore capable de déchiffrer ce nom. La coque semblait pourrie, l’amarre élimée, la dérive fendue. Ni rame, ni voile, ni moteur. Le bateau ressemblait à un animal fugueur auquel on aurait passé une laisse autour du cou et qu’on aurait oublié là. C’est du moins l’impression que ressentit Clotilde, retenant les larmes qui lui venaient face à cette nouvelle épave abandonnée sur la route de son voyage en nostalgie.
La musique avait cessé soudain. L’obscurité avait un instant recouvert la plage, avant qu’un laser vert ne fusille la foule et que le stroboscope ne les transforme en zombies épileptiques.
Maria-Chjara apparut sur l’estrade, vêtue d’une longue robe fuseau, pailletée, plutôt sobre à l’exception d’un décolleté étudié.
Un air de synthétiseur rythma ses quelques premiers pas de danse.
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