Cesareu observa longuement le jardin de poche, les palissades, la porte ouverte de la maison et les rideaux volants, comme si la DST y avait installé des micros.
— Tu sais, ma jolie, parce que tu es sacrément jolie, Clotilde, je pense que je ne suis pas le premier à te le dire depuis ton retour sur l’île. Tu l’étais déjà à l’époque, remarque, mais tu ne le savais pas encore. Le charme d’une fille, c’est comme le bonheur, les miracles, les grigris et toutes ces autres conneries, suffit d’y croire pour que ça marche. D’y croire vraiment, d’y croire connement, comme les fakirs qui marchent sur le feu sans se brûler, si tu vois ce que je veux dire.
Clotilde ne chercha même pas à dissimuler son agacement. Elle secoua la main comme pour chasser une mouche invisible, se leva et tourna autour du trou, se positionnant dans le dos du sergent.
— Pourquoi m’avez-vous fait venir, Cesareu?
Le gendarme coincé dans son tub ne pouvait plus qu’entendre Clotilde et deviner son ombre fine, suffisante pour éteindre les étoiles scintillant à la surface du puits. Il tenta de se contorsionner, puis renonça.
— Tu te souviens, Clotilde, c’est moi qui étais chargé de l’enquête à l’époque. Moi seul. Il y avait une sacrée pression, tu peux me croire. Trois morts en plein été, même si les Corses conduisent comme des dingues, c’est rare. Très rare. Sans oublier que ton papa n’était pas n’importe qui. Le fils de Cassanu Idrissi. Je ne sais pas si tu te rends compte. A l’époque, Cassanu possédait la moitié de la commune, et les communes de Corse, tu sais ce qu’on dit, elles sont plus grandes que les cantons du continent, elles vont de la ligne de crête à la ligne d’horizon, on peut y faire du ski alpin l’hiver et du ski nautique l’été.
Clotilde le coupa, cassante.
— C’était un accident, non?
— Oui, un accident, bien entendu. Un accident et tout le monde est content.
D’un coup, le sergent se leva. Son corps obèse éclaboussa le ciment alors qu’il remontait à l’aide d’une échelle scellée à la paroi du puits dont le niveau avait baissé brusquement, semblant presque à sec. Un minuscule slip rouge disparaissait sous les plis de son ventre comme s’il portait un string à l’envers, le cache-sexe sur ses fesses et une ficelle pour le reste. Sans même se sécher, il entra dans la maison, grogna tout en semblant déplacer les meubles, «Où est-ce qu’Aurélia a encore rangé ce foutu dossier?», puis en ressortit quelques secondes plus tard, un peignoir ouvert sur les épaules et une chemise cartonnée dans la main. Il prit une chaise de plastique qu’il tira vers l’ombre de la palissade et tendit le dossier à Clotilde.
— Ouvre.
Clotilde posa la chemise sur ses genoux, l’ouvrit, tourna la première page.
Un nom. Une immatriculation. Une date de naissance.
Fuego. Modèle GTS. 1233 CD 27. Mise en circulation le 03/11/1984.
Des photos de la carcasse d’une voiture.
En couleur.
Un toit éventré. Des pneus carbonisés. Gros plans sur des éclats de verre.
Clotilde retint un haut-le-cœur.
— Continue, Clotilde. Continue avant que je t’explique.
Plusieurs pages encore.
Des rochers rouges. Trois cadavres étendus sur les rochers. Du sang. Du sang partout.
Une autre page.
Un nom, Paul Idrissi, né le 17 octobre 1945, décédé le 23 août 1989.
Une dizaine de photos, des détails des clichés précédents, des agrandissements, un visage tuméfié, un bras tordu en équerre, un torse dissymétrique, un cœur écrasé dans un étau.
Une autre page, Nicolas Idrissi, né le 8 avril 1971, mort le 23 août…
Clotilde ne put en lire davantage. Elle bloqua d’abord la remontée de bile dans sa gorge, tenta de baisser à nouveau les yeux vers le dossier, puis brusquement se précipita vers la piscine circulaire, s’agenouilla, et vida ses tripes.
Cesareu lui tendit un mouchoir en papier.
— Désolée, s’excusa Clotilde.
— Tu peux. Ils annoncent trente-sept degrés aujourd’hui. Et le service d’entretien de ma piscine est en vacances jusqu’au 21 août.
Le regard de Clotilde se posa sur l’épuisette à feuilles adossée à la palissade. Le sergent la retint par l’épaule.
— Laisse tomber, Clotilde. Je déconne, je m’en fous. C’est de ma faute, mais je voulais que tu ailles au bout… Jusqu’à…
— Jusqu’aux photos de maman?
Cesareu hocha la tête. Toujours agenouillée, Clotilde leva vers le gendarme un regard de Marie Madeleine contemplant le Christ ressuscité.
— Maman n’est pas morte. C’est ça?
Elle l’avait deviné. C’était évident. Les indices étaient tellement évidents, convergents. Cette lettre explicite qui évoquait la chambre noire, la serpillière d’Orsu, le labrador baptisé Pacha. Autant de mystères qui ne pouvaient s’expliquer que par la présence de sa mère, ici, vivante. Cesareu Garcia connaissait la clé pour résoudre l’équation impossible: comment Palma Idrissi avait-elle pu survivre à l’accident?
— Ma mère n’est pas morte? répéta-t-elle.
Cesareu la regarda comme si elle avait blasphémé.
— Qu’est-ce que tu racontes, Clotilde? (Il avait l’air sincèrement navré.) Ne va surtout pas te mettre ça en tête, ma pauvre. Il n’y a aucun doute là-dessus. Ta mère est décédée dans le ravin de la Petra Coda, avec ton père et ton frère. Tu les as vus mourir sous tes yeux. J’ai vu leurs cadavres moi aussi, la pire expérience de ma vie, comme des dizaines d’autres témoins. Non, bien entendu, ce n’est pas pour t’annoncer que ta mère est revenue d’entre les morts que je t’ai fait venir.
Clotilde serra les lèvres pour ne pas craquer. Ne pas pleurer.
Articuler.
— Al… alors?
— Observe la page suivante. Après les photos.
Clotilde reprit le dossier, sauta la page de Nicolas mais eut la force de regarder celle de sa mère, six clichés de son corps déchiqueté, six agrandissements de la photo de son cadavre, comme écartelé, avant de tourner la feuille.
La tôle froissée remplaça la chair broyée. Elle découvrit des photos de la Fuego. Entière d’abord, puis les clichés fouillaient l’intimité de la carcasse, du moteur, de l’habitacle. Clotilde observa sans comprendre des gros plans d’une courroie de transmission, d’un arbre à cames, d’une barre de direction, d’un triangle de suspension, d’un câble de frein. Du moins est-ce ce qu’elle supposait. Elle n’avait dû ouvrir un capot qu’une fois dans sa vie, en plein hiver, pour nettoyer des bougies encrassées, et, ce jour-là, elle s’était épatée elle-même à se repérer presque d’instinct dans cet immense casse-tête d’acier.
Elle délaissa le dossier pour se tourner vers le gendarme, ses yeux se trouvaient à la hauteur exacte de son ventre. Clotilde eut l’impression que le corps du sergent continuait de fondre au soleil, de dégouliner, qu’il ne mentait pas et que s’il restait trop longtemps hors de son trou d’eau, il se transformerait en une mare de chair gélatineuse et visqueuse.
Le dégoût. Un immense dégoût bouillonnait à nouveau dans son estomac. Elle hurla presque.
— Nom de Dieu, où voulez-vous en venir?
— Cette dernière page, Clotilde, ces dernières photos, elles ne sont pas officielles. Si tu vérifies la date, tu verras qu’elles ont été prises quelques semaines après l’accident, alors que l’enquête était officiellement close. J’ai attendu que tout se calme pour demander à un copain d’examiner ce qui restait de la Fuego. En toute discrétion. Ibrahim tient un garage à Calenzana. On se connaît depuis l’enfance. C’est un type clean, même s’il n’est pas assermenté par le juge.
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