Pourquoi?
Pourquoi étaient-ils morts?
Peut-être l’apprendrait-elle demain.
Cesareu Garcia, le gendarme en retraite qui n’avait rien voulu lui révéler au téléphone, l’attendait dans la matinée. «Vingt-sept ans que tu attends la vérité, Clotilde, avait-il dit avant de raccrocher. Tu peux bien attendre encore quelques heures supplémentaires.»
Mardi 15 août 1989, neuvième jour de vacances,
ciel bleu de méduse échouée
Allô, allô? Ici la plage de l’Alga, en direct.
Chacun sa serviette.
La mienne est noir et feu avec de jolies petites croix blanches alignées, et je peux vous dire qu’avoir déniché une serviette de plage Master of Pupetts de Metallica, c’est un sacré exploit! Celle de Nico, c’est une serviette rouge vif avec l’écusson Ferrari jaune, à peu près aussi ringarde que celle de Maria-Chjara, un coucher de soleil orange intense derrière l’ombre chinoise d’un palmier et de deux amoureux tout nus enlacés. Celle d’Hermann, posée entre celle de Nico et de la Chjara, est blanche et noire avec un B géant et un nom imprononçable barrant le tout. Borussia Mönchengladbach . Le top du glamour! Mais on ne peut pas retirer ça au cyclope, il est rapide et réactif, car il n’était pas le seul à vouloir poser sa serviette à côté de celle de la belle Italienne. Le jeu des serviettes sur la plage, c’est comme celui des places dans une classe. Jouer des coudes pour se retrouver assis à la bonne table, à côté de la bonne personne.
Moi je m’en fiche. Comme d’hab, je me tiens en retrait, un peu plus haut sur la plage, à la limite de l’ombre des pins maritimes, les genoux et les fesses planqués sous mon tee-shirt trop grand. De là, je domine la plage, je distingue toutes les nuances de bleu de l’eau qui devient bêtement transparente quand on y plonge, les gouttes incroyables de turquoise entre le bleu profond des colonies de posidonies. Sans oublier tout un écosystème d’êtres humains à observer.
Si je tourne les yeux vers la pointe de la Revellata, je vois encore les ruines de la marina Roc e Mare qui a sauté il y a trois jours. Toujours aucune nouvelle de l’enquête sur l’explosion, j’ai eu beau cuisiner Aurélia, la fille du gendarme, rien! D’ailleurs, elle m’énerve toujours autant, celle-là, à se balader sur la plage avec son air supérieur, tout habillée elle aussi. Je déteste qu’on puisse penser qu’on se ressemble. Que j’ai un point commun avec cette fille qui marche dans le sable comme si c’était son tour de garde, comme si le bord de mer lui appartenait, comme s’il y avait un temps de stationnement limité pour les serviettes et qu’elle le contrôlait, qu’elle vérifiait que les gosses rebouchent bien les trous de leur château de sable avant de s’en aller, qu’elle espionnait tout le monde avec ses yeux de faucon pèlerin. Avant d’aller tout rapporter à son père.
Je ne lui ressemble pas, rassurez-moi! Je suis l’inverse d’Aurélia, vous êtes d’accord?
Je ne juge pas, moi.
Je ne condamne pas.
J’analyse simplement, j’apprends. Je me documente sur les plaisirs qui me sont encore interdits.
J’emmagasine, la théorie au moins. Pour plus tard. Quand je serai grande.
Pile face à moi, Maria-Chjara a retourné sa peau caramel sur sa serviette orange et a tendu une main vers Hermann, en aveugle, comme si elle ne savait même pas qui était son voisin de plage, et qu’elle s’en fichait. Dans sa main, il y a un tube de crème solaire. Pas un mot, pas un regard. Juste un geste, explicite, celui de faire sauter dans son dos la fermeture de son haut de maillot et de coller ses gros seins contre la serviette, de planquer ses tétons dans le tissu-éponge. Exactement comme maman, qui se tient plus loin, avec des copines du camping. Parents d’un côté, ados de l’autre, c’est la loi de la plage.
Palma Mama emporte toujours son gros sac, sa bouteille de Contrex, son gros livre sans lequel elle ne sort jamais, elle doit en être à la page 12, j’ai vérifié, le marque-page n’a pas bougé depuis une semaine.
Papa n’est pas là. La plage, il déteste. Il doit traîner à Arcanu, avec son père, les cousins, les amis, entre Corses… N’empêche, les autres années, papa faisait un effort pour mettre les pieds dans le sable, tapait la balle avec Nico, construisait un château avec moi (bon, ça, d’accord, c’était il y a longtemps), allait piquer une tête, dormait une heure en tenant la main de maman.
Pas cet été! Papa et maman continuent de se faire la gueule pour le concert de polyphonies le jour de la Sainte-Rose; comme s’il en voulait à maman ou que maman n’avait toujours pas digéré. Si un jour j’ai un amoureux, je ne voudrais pas finir comme eux.
Je tourne la tête, la plage est un théâtre, une scène de dix mille mètres carrés avec des centaines d’acteurs de tous les âges et de toutes les couleurs…
Mon regard se pose sur un jeune couple. Une serviette pour deux.
Je veux être comme eux!
Le couple ressemble à des dizaines d’autres. C’est pas si difficile, le bonheur! Suffit d’avoir vingt ans, ce qui arrive à tout le monde, vous êtes d’accord. Suffit d’être beau une fois à poil, ce qui arrive à presque tout le monde à vingt ans, et surtout une fois bronzé. Une fille et un gars, et ça se regarde dans les yeux comme dans un miroir, et ça se tient la main, et ça se caresse, et ça admire le cul de l’autre lorsqu’il se lève pour aller se baigner, et ça se sourit, ça rit même, ça fait attention à l’autre, ça doit avoir vaguement conscience que ces moments-là, faut pas les gâcher parce que ce sont les plus beaux et qu’ils ne reviendront pas. Alors ça savoure, ça s’enamoure, ça s’aime, tout simplement.
Mon regard remonte la plage comme on remonte le temps.
Je trouve ce que je cherche. Un couple de trente ans.
Lui n’est pas mal, sportif, à quatre pattes, presque enterré dans l’immense piscine de sable qu’il creuse avec ses gamins crémés et chapeautés, deux et quatre ans. Il a l’air d’adorer ça, davantage même que les gamins. Elle lit, distraitement, et de temps en temps elle lève la tête et les observe. Heureuse. Elle rajuste l’élastique du chapeau sous le menton du petit blond, tend une bouteille fraîche avec une tétine, écarte une mouche.
Elle veille.
Sexy jusque dans le moindre geste. On sent qu’elle est là où elle voulait être. Qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait obtenir. L’apogée. Le sommet.
Elle surveille.
Parce que tout ce qu’elle possède, son mari bien dévoué, ses enfants bien élevés, son corps bien roulé, elle veut le garder.
Comme si tout ça était éternel!
Tu rêves, ma vieille!
Mon regard glisse encore, je n’ai que l’embarras du choix, je me pose quelques mètres plus loin.
Ils ont quarante ans. Peut-être cinquante.
Elle lit, vraiment. Concentrée. Les dernières pages d’un gros pavé. Lui, à côté, s’ennuie. Il est pourtant encore pas mal, grand, grisonnant, quelque chose dans le regard de puissant. Il regarde ailleurs. Une plage, ça ne manque pas de jolies choses sur lesquelles poser les yeux.
Ou bien, je choisis un autre couple. Le même, même âge, mais inversé. Lui est allongé sur le côté, tournant le dos au soleil, à l’ombre d’un parasol, le ventre un peu gras glissant doucement sous lui comme un ballon dégonflé. Elle à côté, encore superbe, s’emmerde. Elancée, élégante; maquillée, soignée. Elle regarde ailleurs. Son regard se pose sur des gosses qui jouent au loin. Les siens doivent être déjà trop vieux, ou pas assez pour leur avoir offert des petits-enfants. Elle s’emmerde, résignée à attendre ainsi, tout le reste de sa vie.
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