SON chien.
Pendant les sept premières années de sa vie, Clotilde l’avait porté dans ses bras, promené en poussette, gavé en cachette de carrés de chocolat et de morceaux de sucre. Pacha l’avait accompagnée partout, comme une peluche vivante qui ne la quittait même pas à l’heure de la sieste ou la nuit, qui dormait sur son lit, qui se couchait en boule à côté d’elle à l’arrière de la Fuego. Puis, un jour, Pacha avait sauté par-dessus la barrière. Sans doute cela s’était-il passé ainsi. Il n’était pas là quand elle était rentrée de l’école avec maman. Il n’était jamais revenu. Elle ne l’avait jamais revu. Elle ne l’avait jamais oublié.
Orsu siffla, cette fois, et le chien, enfin, fila vers son maître.
Une coïncidence? se força à raisonner Clotilde pour calmer ses pensées affolées. Encore une coïncidence? Des milliers de chiens en France devaient s’appeler Pacha…
Le labrador qui s’éloignait n’avait pas plus de dix ans. Il était donc né des années après que sa famille avait disparu dans l’accident. Presque vingt ans plus tard. Pourquoi alors lui donner le nom d’un bâtard de Normandie? D’un bâtard disparu en 1981? D’un bâtard qui n’avait jamais mis les pieds en Corse, puisque les parents de maman le gardaient chaque été? D’un bâtard dont Cassanu, Lisabetta et Orsu devaient ignorer l’existence?
Clotilde aperçut Franck se lever sous la pergola. Valou s’était installée un peu plus loin, les écouteurs fluo de son portable dans les oreilles, assise sur le banc de bois.
— On y va, Clo?
Telle mère, telle fille, devaient penser Cassanu et Lisabetta. Sa grand-mère sortit à l’instant de la bergerie et embrassa Orsu comme s’il était son fils.
— On y va, répondit Clotilde.
Pas facile de refuser. Pas facile de s’attarder. A se tenir ainsi seule sous le chêne, Clotilde n’avait pas démontré un sens aigu de la famille.
Ma vie tout entière est une chambre noire.
Dans Beetlejuice, la jeune Lydia Deetz possède le pouvoir de parler aux fantômes. Peut-être Clotilde possédait-elle également ce don?
Avant. Lorsqu’elle avait quinze ans.
Elle l’avait perdu, aujourd’hui. Elle n’était entrée en contact avec aucun fantôme ce soir.
A part celui de son chien.
Son bâtard.
Réincarné en labrador.
Lundi 14 août 1989, huitième jour de vacances,
ciel bleu de lin
J’admets. C’est rare que je vous écrive deux fois dans la même journée. Généralement, je prends le stylo le matin, quand tout le monde dort encore, ou le soir, bien cachée dans ma grotte des Veaux Marins, à la lueur de ma loupiote, bouffée par les moustiques rien que pour vous, mon lecteur des étoiles.
Ce matin, vous vous souvenez, je vous ai écrit pour vous parler de la grande affaire, papa qui tente de négocier avec maman un concert de polyphonies corses à la place du repas d’anniversaire à la Casa di Stella . Maman qui ne dit rien. Rien du tout. Pire que tout. Nico et moi qui observons les dommages collatéraux.
Boum! Les premières bombes ont été larguées sur l’île de Beauté.
Je vous raconte?
C’est parti! Toute la sainte famille Idrissi s’est retrouvée cet après-midi dans la rue Clemenceau de Calvi, la grande rue commerçante, pour… comment pourrait-on appeler ça? Une partie de poker? J’ai l’impression que c’est un peu ça, une vie de couple. Une partie de poker.
De poker menteur.
Imaginez une rue étroite, en pente, bondée, pire que le Mont-Saint-Michel un week-end de Pâques.
C’est Calvi. Cet après-midi.
Maman traîne, regarde, s’attarde, accélère, toujours un peu devant, ou loin derrière. Juste un peu plus longue devant les vitrines que d’habitude. Juste un peu moins causante. Pendant ce temps-là, papa cuit au soleil sur la rampe de Pardina, au pied de l’escalier qui monte à la citadelle, tuant comme il peut le temps avec Nicolas, à prendre quelques photos du port en contrebas, à admirer les yachts, à mater les Italiennes. Maman semble aimantée devant la boutique de chaussures. Elle décolle enfin, à regret, pour s’arrêter presque en face, devant Benoa, un magasin de fringues corses, classe, super originales. Des bouts de tissu qui ont l’air de valoir une fortune, posés sur des mannequins de plastique pas forcément mieux foutus que ma mère.
Moi j’observe. The Cure dans les écouteurs. Je passe Boys don’t cry, Charlotte Sometimes et Lovecats en boucle. Je m’en fous. J’ai mon objectif, tout là-haut.
Je crois qu’on a mis une heure à monter jusqu’aux remparts, et maman ne disait toujours pas un mot. Le premier qu’elle prononce, c’est juste avant le pont-levis à l’entrée de la ville fortifiée, devant la stèle qui prétend que Christophe Colomb est né ici (ils me font trop rire, les Corses, parfois!).
— Tu as l’appareil photo?
Bien vu, maman. Le sac en bandoulière sur l’épaule de papa est ouvert. Aucune trace du Kodak autour de son cou. Mon papounet bafouille, jette des regards idiots en contrebas vers la rampe de Pardina.
— Merde.
J’adore papa mais là, il les accumule depuis ce matin. Maman hausse les épaules alors qu’il redescend déjà à toute vitesse, un œil sur les touristes en dessous pour guetter si l’un d’eux ne se baisse pas pour ramasser un truc noir. Maman ne l’attend pas, elle fait un pas sous la voûte de pierre et se tourne vers moi avant l’entrée de la citadelle.
— Tu voulais aller chez Tao, Clo. Alors go!
Elle avance.
Go chez Tao, alors!
A ce moment-là, mon lecteur perplexe, je vous accorde deux petites lignes d’encadré explicatif: Tao, c’est un restau-bar-boîte situé tout en haut de la citadelle de Calvi. Méga connu! Méga branché! Méga peuplé! Je vous vois venir alors… Pour quelle foutue raison ai-je envie d’aller prendre une grenadine ou une menthe à l’eau chez Tao?
Réponse A: parce que tous les plus mignons et les plus friqués des jeunes trous du cul en vacances en Corse s’y retrouvent?
Réponse B: parce que le plus grand chanteur baladin du monde, Jacques Higelin, a écrit ici pour son pote la plus belle chanson du monde, La Ballade de chez Tao ?
Voilà, je vous laisse deviner.
Go chez Tao!
On est déjà assises sur nos sièges en skaï rouge devant une petite table ronde lorsque papa revient, essoufflé.
— Tu l’as? fait maman.
Elle a commandé une piña colada.
— Non, aucune trace…
A ce moment-là, normalement, maman va préciser la marque de l’appareil, le mois et l’année où on le lui a offert, son prix d’achat estimé, sa valeur affective, maman a un code-barres à la place du cerveau.
Sauf que Nico parle le premier.
— T’es vraiment sûr, papa, qu’il n’est pas dans ton sac à dos?
Papa cherche alors dans son sac, pousse les verres, vide sur la table le contenu bordélique, des clés, des stylos, un bouquin, une carte routière, des cigarettes, un sac de plastique, jusqu’à dénicher tout au fond… l´appareil photo!
— Il était dans ton sac?
Maman n’en revient pas. Pas de danger qu’elle s’excuse pour autant.
— Faut dire, avec un tel bordel.
Papa encaisse. Machinalement, maman trie les objets éparpillés sur la table, les clés et le reste, jusqu’à s’étonner de la présence d’un sac plastique, entre une crème solaire et les lunettes de soleil.
Un sac Benoa.
Elle l’ouvre, déplie avec délicatesse le paquet, découvre, incrédule, une robe courte, décolletée en V, dos nu; des dizaines de roses rouges sont imprimées sur le tissu noir. Précisément la robe devant laquelle elle s’était arrêtée! Papa a même glissé au fond du paquet un bracelet et un collier assortis, couleur rubis.
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