Cassanu fixa encore Clotilde et Valou, sembla méditer, peut-être pensait-il à son fils qui lui aussi avait suivi des études d’agronomie avant de finir représentant en gazon. Le vieux Corse continua.
— Vous savez pourquoi, il y a près de cinquante ans, j’ai baptisé ce camping, le premier de tout le nord-ouest de l’île, les Euproctes?
— Aucune idée.
— Ça devrait vous intéresser. L’euprocte, c’est une petite salamandre, une espèce endémique de l’île, qui vit près de l’eau, sous les rochers, qui aime le calme pour dormir le jour. C’est aujourd’hui une espèce protégée. Sa présence, c’est un marqueur de la qualité de l’eau, mais pas seulement, c’est aussi un indice de la tranquillité d’un endroit, l’absence de bruit, de mouvement, d’intrus, d’une sorte d’équilibre, si vous voulez, depuis la nuit des temps. On trouvait des centaines d’euproctes, entre Arcanu et le camping, jusqu’à la baie de la Revellata.
— Et maintenant?
— Et maintenant ils foutent le camp… comme tout le monde.
Franck hésita, vida la moitié de son verre, puis décida de tester un peu le vieux bonhomme.
— Pas vraiment comme tout le monde. J’ai plutôt l’impression que ça se construit dans le coin. Le camping, la marina Roc e Mare .
Cassanu se contenta de sourire. Rien ne trembla, ni ses mains, ni sa voix.
— En soixante-dix ans, Franck, le prix du foncier dans ce coin de cailloux posé sur la mer a augmenté de 800 %. Depuis l’annonce de la construction de la marina, il a encore doublé. Près de 5 000 euros le mètre carré. Alors oui, Franck, tout le monde fout le camp. Et ça continuera tant que les Corses n’obtiendront pas un statut de résident. Pour un type qui va acheter une fortune un appartement de cette marina et venir y habiter deux mois dans l’année, ce sont trente jeunes du coin qui ne trouveront pas de logement. Trop cher! Même si on leur propose de faire la plonge dix week-ends par an dans le palace.
Cassanu avait légèrement élevé le ton. Franck n’était pas d’accord avec le raisonnement du patriarche. La Corse n’avait pas le privilège de la spéculation foncière. Et les belles maisons, les belles bagnoles, les yachts et les jets privés, ça le faisait plus fantasmer que râler, même s’il ne pourrait jamais se les payer. Justement parce qu’il ne pourrait jamais se les payer.
Il ne répliqua pas pourtant, il n’avait aucune envie de se fâcher avec le grand-père de sa femme. Le type le plus puissant du coin, d’après ce qu’on racontait.
Il se tourna vers le chêne vert.
— Tu viens, Clo?
— Oui, j’arrive.
Doucement, à l’horizon, la boule de feu tombait dans la Méditerranée.
Valou geignait.
— On fait quoi, maman?
— On reste, encore un peu.
— Jusqu’à quand?
— Jusqu’à ce qu’il fasse nuit.
Négligeant ostensiblement les soupirs de sa fille, Clotilde jeta une nouvelle fois un lent regard panoramique sur le paysage qui les entourait. Légèrement surélevée sur la butte où poussait le chêne vert, elle bénéficiait d’une vue à trois cent soixante degrés.
Tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Est-ce que l’auteur du message l’observait, les observait, elle et Valou?
Qui?
Où?
Elle pouvait être vue d’un million d’endroits; de n’importe quel point de la montagne qui formait un vaste amphithéâtre, à l’est et au sud; par n’importe quel voyeur dissimulé quelque part dans le maquis et disposant d’une paire de jumelles. A moins que le voyeur ne se tienne plus près, derrière l’une des fenêtres de la bergerie, de la grange sur sa droite, du hangar sur sa gauche, ou d’une des cabanes de berger dispersées dans les prairies en pente douce vers les hauteurs de la Balagne.
N’importe qui.
N’importe où.
— On y va, maman?
Le soleil s’était définitivement noyé. C’était fichu, le voyeur ne se manifesterait pas. Il continuerait peut-être de les observer, s’il disposait de lunettes infrarouges.
Débile! Elle devenait folle. Cassanu et Lisabetta devaient se demander ce qu’elle fichait plantée là. Franck allait la maudire toute la soirée de l’avoir abandonné à table avec son grand-père.
— Oui, Valou, tu peux y aller.
Dans la montagne, en direction de la presqu’île et le long de la baie de Calvi, des lumières commençaient à s’allumer. Clotilde n’était qu’une fourmi dans un champ qui lui semblait infini, effrayée par les lucioles. Une ombre passa soudain à l’entrée de la bergerie, s’arrêta, la fixa, avant de disparaître dans l’ombre de la grange. Clotilde eut seulement le temps de reconnaître la sorcière, la vieille femme qui les avait maudits sur la route et avait resurgi sur les photos en compagnie de Cassanu et Lisabetta.
Quelques étoiles brillaient déjà au-dessus des montagnes, comme des cabanes de berger mal arrimées qui se seraient envolées.
Je ne te demande rien d’autre. Surtout rien d’autre.
Ou peut-être uniquement de lever les yeux au ciel et de regarder Bételgeuse. Si tu savais, ma Clo, combien de nuits je l’ai regardée en pensant à toi.
Laquelle de ces étoiles était Bételgeuse? Elle n’en avait aucune idée.
Quelqu’un, quelque part, cherchait-il réellement à contempler cet astre en même temps qu’elle? En communion, le regard tourné dans la même direction, tel Saint-Exupéry cherchant des yeux l’astéroïde de son Petit Prince?
Sa mère?
Ça n’avait aucun sens.
Bouger, se raisonna Clotilde. Rejoindre Franck, s’excuser, parler encore un peu, filer, oublier.
Le chien surgit de la route et pénétra dans la cour au moment exact où Clotilde allait descendre la butte pour rejoindre la pergola. Dans la pénombre, elle ne distingua pas la couleur exacte de son pelage, mais l’animal avait la corpulence d’un labrador. Un chien de berger, sans doute… Clotilde aimait les chiens, comme les animaux en général. Elle ne ressentait aucune peur face à eux; dans une autre vie, elle aurait adoré être vétérinaire. D’ailleurs, pourquoi s’effrayer de ce chien qui courait vers elle? Cassanu allait appeler son molosse avant qu’il ne lui saute sur les genoux ou ne bave sur sa robe. Son grand-père imposait son autorité sur tous les Corses à trente kilomètres à la ronde, ce n’est pas son chien qui allait lui désobéir.
Cassanu Idrissi ne prononça pourtant pas un mot, ne fit pas un geste.
A l’instant où le chien s’approchait de la main que Clotilde lui tendait, une nouvelle ombre se détacha de l’entrée de la bergerie. Une ombre massive, qui leva un bras en direction du chien. Un seul bras indiquant des ordres précis.
Orsu!
La seconde suivante, Clotilde entendit sa voix.
— Stop, Pacha. Ici, au pied.
Le chien s’arrêta net, ne la toucha pas. Il avait l’air particulièrement doux, avec des yeux farceurs à faire tourner les chèvres en bourrique. Pourtant, sans que son corps puisse résister, Clotilde s’adossa d’abord au tronc du chêne, puis lentement, centimètre après centimètre, glissa, comme si ses jambes ne pouvaient plus la porter, pour se retrouver assise sur l’herbe, tremblante.
Pacha l’observait, étonné, hésitant à lui lécher un bras ou une joue pile à la hauteur de sa truffe.
— Pacha, au pied, répéta Orsu.
Pacha.
Ce nom continuait de cogner dans les parois du crâne de Clotilde, mais ce n’était pas un labrador qui le portait, c’était un petit bâtard au pedigree indéfinissable que sa mère lui avait offert pour son premier Noël. Elle n’avait pas un an.
Pacha .
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