La réponse cingla.
— T’aurais pas dû, Clotilde. Je ne le méritais pas… C’est ça la vie, voir ses idoles d’adolescence vieillir avant soi. Les voir te décevoir. Les voir crever avant toi.
Au point où j’en suis, pensa Clotilde. Autant vider jusqu’au bout le vieux coffre à jouets.
— N’empêche, j’étais amoureuse de toi…
Un nouveau dé à coudre se vida.
— Je sais… Mais tu avais quinze ans.
— Ouais. Et je collectionnais les têtes de mort. Je m’habillais comme un zombie. J’aimais les fantômes.
Natale se contenta de hocher la tête, Clotilde continua.
— Toi tu étais amoureux de ma mère. Ça me rendait folle. Rien que pour mon père.
Natale s’approcha de Clotilde. Il sembla hésiter à poser une main sur son épaule.
— Tu détestais trop ta mère. Et tu aimais trop ton père. En toute logique, ça aurait dû être l’inverse, mais à quinze ans tu ne comprenais pas tout.
Clotilde se recula, presque jusqu’à l’estacade. Le sous-entendu de Natale l’avait surprise.
Tu ne comprenais pas tout.
— Qu’est-ce que tu veux dire?
— Rien, Clotilde. Rien. Ça ne sert à rien d’éclairer les vieilles zones d’ombre. Laisse tes parents dormir en paix.
Le regard de Natale délaissa la Méditerranée, se tourna vers la montagne, pour se perdre jusqu’au Capu di a Veta.
— Je ne détestais pas ma mère, continua Clotilde. J’étais jalouse, c’est tout. C’était si ridicule quand on y pense. Si ridicule face à ce qui s’est passé.
Un instant, les yeux de Natale s’allumèrent et Clotilde eut l’impression d’avoir à nouveau quinze ans. Natale lui répondit tout en détournant le regard.
— Tu étais stupide, surtout! Tu me plaisais bien avec tes habits noirs, ton look d’adolescente rebelle, ton cahier et tes livres que tu serrais sous ton bras. Une insoumise, comme moi. Dans un autre genre, dans une autre couleur.
D’autres mots cognaient dans la tête de Clotilde, des mots prononcés par Natale dans une autre vie sur la plage de l’Oscelluccia, des mots qu’elle n’avait jamais oubliés.
On est de la même race, Clotilde. Les pêcheurs de rêves contre le reste du monde.
Natale remplit un nouveau dé à coudre, s’installa dans un affreux fauteuil en velours aubergine, puis continua.
— J’ai vu Beetlejuice depuis… J’ai revu Edward aux mains d’argent aussi. J’ai repensé à chaque fois à toi. Cette folle de Lydia Deetz qui parlait aux fantômes. Tu es toujours aussi dingue de Winona Ryder?
Pas qu’un peu, mon amoureux!
— Carrément. Je l’ai revue dans Black Swan avec ma fille Valentine. Il y a cinq ans. Elle n’a pas aimé, ni le film, ni les actrices. Moi j’ai adoré.
Un nouveau dé à coudre. Ça commençait à faire beaucoup, même si la ligne de flottaison du flacon des caves Damiani n’avait pas tant baissé. Clotilde enchaîna; des bribes de complicité revenaient.
— Tu sais que Winona Ryder n’avait pas dix-huit ans quand elle est tombée amoureuse de Johnny Depp, qui en avait presque trente. Ils sont restés ensemble quatre ans. Se sont fiancés. Johnny Depp était tellement fou amoureux qu’il s’était fait tatouer Winona Forever sur le bras, tu le crois, ça?
Natale ne répondit rien. C’était déjà une forme de réponse, surtout quand on connaissait la suite de l’histoire, la rupture de Winona et Johnny. Johnny qui modifie son tatouage, à défaut de pouvoir l’effacer, et le transforme en Wino Forever …
«Ivrogne pour toujours».
Les mythes de l’adolescence.
Y croire, décevoir, déchoir.
Les mythes qui se noient dans le myrte.
Natale n’avait plus rien à dire.
Clotilde, si. Elle n’allait pas abandonner la partie si facilement. Elle observa Natale assis dans le fauteuil trop bas pour lui; pas sûr qu’il puisse se relever pour aller vendre des bulots et des cabillauds dans son rayon surgelés.
— J’ai revu Maria-Chjara, hier soir. Elle chantait plage de l’Oscelluccia.
— Je sais. Difficile de rater les affiches.
— Elle chantait plutôt bien, d’ailleurs. J’ai revu l’ Aryon aussi.
— Je me doute, il est toujours amarré. Faut croire que lui aussi s’accroche.
Natale tenait son mini-verre, vide, comme s’il n’avait plus assez de force pour le remplir.
— J’ai revu Cervone aussi. A vrai dire je le vois tous les jours, je loge au camping des Euproctes. Orsu aussi, même si je ne l’avais pas reconnu. Papé Cassanu forcément, Mamy Lisabetta. Je ne me souvenais pas non plus de Speranza, mais…
— Tu cherches quoi, Clo?
Te provoquer. Te faire réagir. Eclater cette bouteille de myrte contre les murs et te faire basculer dans la Méditerranée pour te dessaouler. Te parler de tous ces mystères qui me tordent le ventre, te demander de m’aider, toi, toi le seul en qui j’ai confiance.
— La vérité? Ça te va, ça, Natale? La vérité! Je peux tout te déballer là, si tu veux. Tout ce qui ne va pas depuis que je suis revenue à la Revellata. Le sergent Garcia, ton beau-père, qui m’apprend que la direction de la Fuego de mes parents a été sabotée. On m’a volé mes papiers aussi, dans le coffre fermé de notre bungalow. Sans effraction. C’est impossible mais ça s’est pourtant produit. Et ça paraît presque normal à côté du reste. Les lettres. Tu vas me prendre pour une folle toi aussi, mais tant pis! J’ai reçu des messages de l’au-delà. Des messages de Palma.
Natale tremblait. Sa main posa le dé à coudre sur la table la plus proche. Comme s’il le brûlait.
— Répète ça.
— Une lettre, elle m’attendait au bungalow C29. Déposée là il y a une semaine. Une lettre que seule ma mère a pu m’écrire. (Elle se força à rire.) Un coup à se mettre à croire aux fantômes, tu ne trouves pas, Natale? Si seulement j’avais encore le don de Lydia.
Natale se leva. Il s’avança avec détermination, comme brusquement dessaoulé.
— Ils existent, Lydia…
— Lydia?
— Clotilde, je veux dire. Ils existent.
— Qui?
— Les fantômes.
Non, visiblement, il n’avait pas dessaoulé.
— Je vais te faire une confidence, Clotilde. Un truc que je n’ai jamais osé raconter à personne, encore moins à Aurélia ou à son père. Si j’habite dans cette maison comme une prison, si je vis avec Aurélia, si j’ai renoncé un à un à tous mes projets, c’est à cause des fantômes. A cause d’un fantôme en particulier. C’est toi qui avais raison, Clotilde, ou Lydia, comme tu veux. Les fantômes existent. Et ils nous pourrissent la vie! Je sais bien que tu vas me prendre pour un dingue, mais je m’en fiche. Maintenant, faut que tu y ailles. Aurélia rentre ce midi. Je ne pense pas qu’elle aimerait te trouver là.
Hors de question.
Natale se foutait de sa gueule!
— Qu’est-ce que tu fiches avec elle? Et ne viens pas me parler des fantômes.
Il leva les yeux et, par la baie vitrée, fixa la croix en haut du Capu di a Veta.
— C’est amusant, Clotilde. Tu as vieilli plus que moi, au fond. C’est toi qui aujourd’hui ne crois plus à l’étrange, à l’irrationnel. Malgré tous les signes. Mais puisque tu ne veux pas entendre parler de ce fantôme, je vais simplement te dire que j’avais mes raisons de céder aux avances d’Aurélia. De bonnes raisons, des raisons impérieuses.
La brève étincelle dans ses yeux s’était définitivement éteinte.
— Tu sais, continua-t-il, les couples de raison, ceux qui commencent sans attirance, sans illusions sont ceux qui durent le plus longtemps. Pour une raison simple, Clotilde. Une raison implacable. Parce qu’on n’est pas déçu! Parce que ça finit par être mieux que ce à quoi on s’attendait. Qui peut dire ça d’une histoire d’amour, hein? Qui peut dire ça d’une passion? Que c’est mieux à la fin qu’au début?
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