— Tu veux les rejoindre?
Je l’ai regardé de mes yeux charbon noyés, plus stupide que jamais.
— Je peux?
— Bien sûr, si tu sais nager…
Tu parles si je sais nager.
J’ai fait sauter le jean noir dans lequel je cuisais, le tee-shirt aux grandes dents, et Natale n’a pas pu s’empêcher de sourire en me découvrant en bikini. Un sourire qui n’avait rien de pervers, plutôt celui du papa qui découvre que sa petite fille a gardé son déguisement de princesse sous son pyjama.
Je n’ai pas attendu qu’il ait le temps de détailler les reflets bleu indigo de mon maillot, les paillettes saphir et les petites fleurs ornées de perles.
J’ai plongé.
Je les ai même touchés. Les bébés surtout, Galdor et Tatië.
Vous ne me croyez pas? Je m’en fous, je l’ai vécu! J’ai passé ma main sur leurs nageoires, ma paume sur leur peau lisse en essayant d’en sentir les micro-déformations, j’ai regardé sous l’eau lorsque, d’un coup de queue, ils filaient à dix mètres de profondeur, je les ai vus remonter en deux ondulations, je les ai frôlés lorsqu’ils sautaient et s’éclaboussaient. Ce n’est même pas un rêve, mon lecteur du futur, c’est au-delà… Au-delà de tout ce qu’on peut vivre.
J’ai nagé avec les dauphins!
— Viens, me dit Natale en redémarrant le moteur, il faut que je te montre quelque chose.
* * *
Le soleil venait de se coucher derrière les bungalows de l’allée C.
Il ferma le cahier et observa la photo de l’été 61 accrochée au-dessus du bar. Il était temps d’en terminer. De définitivement faire taire le passé; d’en rassembler les traces en bûcher, de le brûler, d’en disperser les cendres.
Comme s’il n’avait jamais existé.
Le 19 août 2016, 20 heures
— Votre bière, Herr Schreiber.
Marco, le jeune serveur du bar des Euproctes, s’était assuré de la fraîcheur de la bouteille avant de servir la Bitburger à Jakob. Le patron en commandait huit packs chaque été, à usage unique du plus vieux client du camping, une sorte de privilège impérial remontant au temps de Bismarck.
— Danke.
L’Allemand n’avait même pas levé les yeux de son ordinateur. Schreiber était le genre exact de client que ne supportait pas Marco. Le client qui se croit intéressant. Qui vous sourit avec un petit air méprisant, qui vous explique le pourquoi du comment, et notamment que c’était mieux avant, les serveurs d’avant, les expressos d’avant, les motos d’avant, la mer Méditerranée d’avant… Il n’y a qu’une chose qu’on ne pouvait pas reprocher à Jakob Schreiber: à plus de soixante-dix ans, il conservait une énergie et une curiosité de jeune homme, à vous démontrer la supériorité des boules de pétanque en carbone sur les boules en inox, la supériorité de l’argentique sur le numérique, de la bière brassée à la main sur l’industrielle.
Ses journées au camping étaient organisées avec la rigueur d’un 4-4-2 de la Mannschaft. Une partie de pétanque le matin, entre dix et vingt photos dans l’après-midi, et trente-trois centilitres de bière le soir. Une invariable hygiène de vie.
A croire qu’il passerait encore une bonne vingtaine d’étés à les faire chier…
Pas le genre à participer à la partie de poker entre touristes dans la pièce d’à côté.
Devant l’écran pourtant, ce soir-là, Jakob s’énervait. A son âge, l’inattendu était contre-indiqué. 67 % des éléments copiés , indiquait la barre grise qui se colorait lentement en vert fluo. Des fichiers clignotaient à toute vitesse sur son ordinateur, comme dans les nouvelles séries policières où défilent autant d’images dans un générique que pendant tout un épisode de Derrick. Au goût de Jakob, ça n’allait pas encore assez vite. Il avait calculé qu’il devait extraire quelque huit cents photos du cloud, toutes celles de l’été 89, conservées en 300 dpi. Son vieil ordinateur portable ramait, ou bien la connexion Wi-Fi du bar des Euproctes laissait à désirer.
Téléchargement achevé dans 11 minutes , affichait l’écran, mais l’annonce ressemblait à une publicité mensongère, à l’attente estimée dans une file ou dans un bouchon au point mort. La trotteuse de la montre de Jakob, par contre, avalait sans ralentir les tours de cadran.
21 h 12.
La prochaine question de «Qui veut gagner des millions dans son salon?», la dernière de la journée, serait posée dans moins d’une demi-heure.
73 % des éléments copiés.
Il patienta, agacé, le nez levé sur les cinq posters qui décoraient les murs du bar, six clichés qu’il avait offerts à Cervone Spinello et jadis à son père Basile, sans réclamer en retour aucun autre privilège que de se faire servir sa bière, des bretzels, et des Knackers directement importés de Rhénanie.
Etés 1961, 71, 81, 91, 2001.
Jakob appréciait, avec une fierté non dissimulée, ces cinq clichés qui offraient une vision synoptique du temps qui passe, des premières tentes canadiennes aux igloos autodépliants, des duvets sur la plage aux matelas autogonflants, des feux de bois aux barbecues autocuisants. Alors qu’il s’y attendait le moins, le téléchargement s’accéléra d’un coup, passa de 76 % à 100 % avant qu’il ait le temps de terminer sa Bitburger.
Scheiße!
Il la vida cul sec, attrapa une poignée de bretzels dans une main et son ordinateur sous le bras, son étui de boules dans l’autre car il ne se séparait jamais de ses Prestige Carbone 125 Demi-dure qui selon l’Allemand valaient leur poids en or. Les mauvaises langues prétendaient qu’Herr Schreiber dormait avec ses boules de pétanque sous le matelas, comme la princesse au petit pois.
La nuit tombait. Les criquets cachés dans les oliviers annonçaient la fin de la journée comme mille muezzins perchés dans autant de minarets. Dans le vacarme, dans la pénombre, Jakob Schreiber ne prêta pas attention aux bruits de pas derrière lui. Il marchait vite et de façon déterminée.
Ses pieds confortablement protégés dans ses chaussettes, et ses chaussettes solidement sanglées dans ses sandalettes de cuir, auraient été capables de retrouver le bungalow seuls. Ils l’avaient déjà fait d’ailleurs, une fois, le jour où Jakob avait vidé d’un coup les huit packs de Bitburger, avec des touristes de toutes les nationalités possibles, le 8 juillet 90, le soir de la victoire de l’Allemagne à la Coupe du monde. Hermann et Anke étaient encore là alors. Il avait passé le reste de l’été à boire des Pietra Pression et s’était juré de ne plus jamais se laisser aller à une telle générosité. Il y a deux ans, c’est seul dans son mobile home qu’il avait assisté à la nouvelle victoire de son pays. Cette fois, il n’avait même pas décapsulé une bouteille pour célébrer le but de Mario Götze en prolongations.
Hermann et Anke n’étaient plus là.
Dès que Jakob ouvrit la porte du mobile home, il posa ses boules de pétanque au pied de la table et alluma le transistor. Il avait le temps de se préparer, la radio diffusait encore des publicités, la douzième question ne serait pas posée avant neuf minutes. Il s’installa devant la table du salon et alluma l’ordinateur portable. Il cliqua sur le dossier Eté 89 , distrait, tout en pensant aux questions 9, 10 et 11 auxquelles il avait répondu avec une facilité qui le déconcertait lui-même. Pourtant, depuis sept ans qu’il écoutait cette émission, jamais il n’avait dépassé la dixième… La petite Clotilde Idrissi lui portait peut-être chance? Dès la dixième question, il avait gagné une encyclopédie Brockhaus en vingt-quatre volumes, qu’il possédait déjà en trois exemplaires, soit soixante-douze livres volumineux à caser chez lui, et il avait sérieusement envisagé d’en apporter une série ici, dans sa résidence secondaire de vingt-huit mètres carrés.
Читать дальше