Il suffisait à ce salaud d’être là, de se tenir assis, à surveiller l’horizon de ses yeux lagon, de son regard à faire exploser toutes les barrières de corail du monde pour que s’échappent les balistes et les poissons-clowns, avec pour mission de colorer et de faire se gondoler les océans.
Natale portait un sweat-shirt à capuche saumon. Un jean un peu trop grand. Des sandales de cuir. Clotilde devinait que souvent il devait se statufier ainsi, s’arrêter; qu’il avait conservé de ses rêves avortés un pouvoir magique, celui de transformer, pendant quelques secondes éphémères, la réalité en quelque chose de plus beau, dans sa tête. Qu’il avait appris à s’en contenter. Transformer le rayon poissons du Super U de Lumio en un sanctuaire marin inviolé. Le cours Napoléon d’Ajaccio, bagnole contre bagnole, en traversée transatlantique en solitaire. Une étreinte pressée dans l’obscurité, avec la femme qui s’endort chaque jour à ses côtés, en nuit d’amour étoilée avec l’une des passantes jadis croisées. L’une des passagères de l’ Aryon jadis embarquées.
Beau. Solide. Fragile.
— Natale?
Elle avait enfilé une robe lilas qui flottait sur ses cuisses, fait valser ses nu-pieds pour marcher sur le sable encore froid, presque humide.
Il se retourna. Planta ses yeux dans les siens.
Beau. Solide. Fragile.
Dangereux.
Rien de plus dangereux que les hommes au regard lagon, pensa Clotilde. Exploser la barrière de corail, c’était aussi laisser entrer tous les monstres marins dans l’enclos protégé, celui où les familles peuvent patauger sans danger.
Ils s’avancèrent l’un vers l’autre, sans franchir le dernier mètre qui les séparait.
— Tu as joué avec le feu en me donnant rendez-vous ici, fit Natale. Je m’étais promis de ne jamais remettre les pieds sur cette plage.
— Tu avais promis beaucoup d’autres choses…
Il ne répondit pas. Son regard glissa sur l’ Aryon , toujours amarré aux rochers.
— Tu as eu de la chance, aussi. J’étais libre aujourd’hui, je ne reprends mon service que demain matin.
Clotilde se pinça les lèvres.
— Pas moi. Mon mari est parti courir, une demi-heure, une heure au maximum, jusqu’à Notre-Dame de la Serra. Je dois être revenue aux Euproctes à peu près en même temps que lui. C’est… c’est compliqué… Je lui ai dit que j’avais perdu une boucle d’oreille ici. Un grand anneau argenté. Ce n’est pas qu’une excuse d’ailleurs, je l’ai vraiment perdue, l’autre nuit, pendant le concert.
Toutes les minuscules rides du visage de Natale se mirent à bouger ensemble, en harmonie, comme si elles avaient répété pendant toutes ces années une chorégraphie uniquement destinée à rendre son sourire irrésistible.
— Je t’aide à la chercher?
Il lui prit la main. Le geste avait quelque chose de naturel. Ils marchèrent lentement, les yeux baissés.
— Tu te souviens? demanda Clotilde.
— Bien entendu. Tu crois que j’emmenais souvent des filles dans mon sanctuaire?
Oh oui, mon beau pêcheur de sirènes, tu n’as pas dû te priver, à l’époque!
Elle fixa la mer.
— Il y a encore des dauphins?
Les yeux de Natale ne quittaient pas le sable. Il ne répondit pas. Clotilde continua. Après, elle se tairait, promis. Elle le laisserait parler. Elle le laisserait expliquer. Elle se contenterait de l’écouter, comme avant.
— Galdor et Tatië doivent être toujours vivants, fit-elle. Orophin et Idril aussi, on dit que les dauphins vivent plus de cinquante ans. Et qu’ils ont une mémoire d’éléphant! Plus forts que des pachydermes même, la plus grande mémoire amoureuse de tous les mammifères. J’ai lu qu’ils étaient capables de reconnaître une partenaire rien qu’au son de sa voix plus de vingt ans après l’avoir quittée. Tu connais un homme qui serait capable de ça?
Les yeux dans le sable. Toujours.
Pourquoi avait-elle parlé de cette fichue boucle d’oreille?
Elle détailla la paillote Tropi-Kalliste fermée devant eux, les poubelles entassées, la caravane grise cadenassée. D’après les affiches, Maria-Chjara continuait sa tournée dans l’ouest de l’île, elle était à Sartène hier soir, à Propriano ce soir, mais elle remontait à Calvi dans deux jours.
Elle serra plus fort encore la main de Natale, comme pour le prévenir de ce qu’elle allait dire.
— C’est quoi, ce délire? Cette boîte de nuit sordide? Ces baraquements immondes? Ton ponton, ta réserve, ton musée des cétacés auraient dû être construits ici. Explique-moi, Natale. Explique-moi pourquoi Cervone Spinello a gagné. Gagné contre ton projet.
Des sacs plastique éventrés volaient, des canettes roulaient, il faudrait des heures à une brigade verte pour tout nettoyer, et tout recommencerait après-demain. Comment son grand-père Cassanu avait-il pu accepter ce sacrilège, préférer laisser prospérer cette plage poubelle plutôt que le sanctuaire de dauphins de Natale Angeli?
— C’est une vieille histoire, Clotilde. C’est du passé. S’il te plaît.
OK, OK, ne pas le brusquer.
— Tu avais emmené ma mère aussi, ici.
T’es folle! regretta aussitôt Clotilde. Tu appelles ça ne pas le brusquer!
Cette fois pourtant, Natale réagit. Ses pieds fouillaient la plage, comme s’il gardait espoir de découvrir la boucle d’oreille.
— Oui… Et toi tu étais prête à sortir les griffes, les canines et les épines, un petit hérisson raide dingue de jalousie contre ta mère.
— Y avait de quoi, non?
— Non!
Ils arrêtèrent de marcher, pivotèrent, se retrouvèrent face à l’ Aryon .
— J’avais quinze ans, Natale, mais je n’étais pas complètement idiote. Tu regardais ma mère avec un regard qui, comment… qui la déshabillait! Et elle aussi te regardait avec le même désir, comme je ne l’avais jamais vue regarder aucun autre homme… même papa.
Doucement, le pouce de Natale lui caressa la paume de la main. Comme cette histoire de battement d’ailes d’un papillon entraînant un tsunami à l’autre bout du monde, ces infimes frottements sur sa peau provoquaient des ricochets de sensations jusqu’au plus profond de son ventre.
Un tsunamour? Ça existait?
— D’accord, Clotilde, fit Natale en haussant brusquement la voix. Otons les masques. Depuis le temps, ils doivent être aussi usés que nos visages sont ridés. A l’époque, lors de l’été 89, j’avais vingt-cinq ans, ta mère en avait quarante. Nous étions attirés l’un par l’autre, je te l’accorde. Attirés physiquement, s’il faut te le préciser. Mais ta mère était fidèle, et il ne s’est rien passé entre nous, crois-moi, même si elle a été tentée.
— De petits anges bien sages, ironisa Clotilde.
Natale continua comme s’il n’avait rien entendu.
— Si ta mère a été tentée de tromper ton père, ce n’est pas parce qu’elle était tombée amoureuse de moi, et encore moins parce qu’elle n’aimait plus ton papa. (Il esquissa un sourire triste.) C’était même tout l’inverse.
— Tout l’inverse? Je ne comprends rien, Natale.
— Ta mère s’est rapprochée de moi, ta mère m’a dragué, allumé, s’est promenée avec moi en public pour que cela se voie, se sache, fasse causer dans le pays… mais c’est ton père qu’elle aimait! Tu comprends, maintenant?
— Toujours pas. Désolée…
— Ta mère voulait rendre ton père jaloux! C’est aussi simple que cela, Clotilde. Elle n’en avait rien à faire de mon sanctuaire, de mes dauphins et de mes mains qui sentaient le poisson, elle voulait juste faire réagir ton père.
Clotilde lâcha la main de Natale. Laissa le vent fouetter son visage, caresser ses jambes, comme aucun homme ne le ferait jamais avec autant de patience.
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