Impossible que ce ne soit pas sa mère, pour au moins la moitié des réponses à ses questions…
Franck avait sans doute raison, pour être heureuse, mieux valait lister les courses que les questions, se concentrer sur l’énumération d’ingrédients insignifiants plutôt que sur la page blanche au dos.
Ne lire que le recto de sa vie.
Eventuellement, glisser un amant dans son Caddie.
Tout en pesant les conséquences de ses résolutions, elle ne résista pas à une petite entorse à la raison; un détour de moins de trente mètres sur le chemin du retour, prendre l’allée A au lieu de la C, et passer devant le mobile home A31, simplement jeter un œil pour voir si Jakob Schreiber était là, s’il avait eu le temps de récupérer les photos de l’été 89 dans son fameux cloud.
Pas pour les regarder; simplement lui demander.
Personne.
— Jakob?
Peut-être le vieil Allemand était-il sourd? Peut-être écoutait-il sa fichue radio? Soixante-douzième question, un voyage dans la Lune à gagner.
— Jakob?
Elle cogna à la porte du mobile home. Assez fort pour qu’elle s’ouvre. Elle n’était que poussée.
— Jakob?
Ça ne ressemblait pas à l’Allemand de quitter son domicile en laissant tout ouvert. Pourtant, difficile d’imaginer qu’il se cachait quelque part dans les vingt-huit mètres carrés de sa maison posée sur agglos. Etrange… Clotilde se fit la réflexion que si Herr Schreiber revenait, avec ses boules de pétanque à la main ou son appareil photo autour du cou, elle risquait de tout gâcher. Le vieil Allemand n’était pas du genre à apprécier qu’on entre chez lui sans son autorisation; surtout s’il avait passé une partie de la soirée à lui rendre service en recherchant ses vieux clichés.
Stupide petite sotte, fiche le camp de là, va éplucher tes poivrons, reviens cet après-midi, ou demain…
Clotilde allait sortir lorsque son regard accrocha l’une des photos collées sur le mur.
Son frère, Nicolas.
Clotilde s’approcha. En réalité, parmi les centaines de photos scotchées aux parois du mobile home, il n’était pas si difficile de repérer celles qui concernaient ses années, de 76 à 89. Ni les corps bronzés ni le décor ne changeaient, la mer, le sable, les vagues, la citadelle de Calvi au premier plan, le cap Corse au dernier, mais les habits, pourtant souvent réduits à des maillots, révélaient sans ambiguïté la décennie du cliché. La longueur d’un short, la marque d’une casquette, la surface de fesse et de poitrine recouverte par le tissu imprimé. C’en était même stupéfiant, autant de changement dans ces détails vestimentaires, alors qu’en apparence rien ne changeait d’une année sur l’autre, et que Clotilde avait toujours eu l’impression de ressortir en juin les mêmes vêtements, ceux qu’elle avait rangés au mois de septembre précédent.
Fiche le camp, petite sotte.
Elle posa son sac de courses. Dans l’allée A, elle entendait des campeurs passer.
Nicolas, sur le cliché, avait moins de cinq ans. La photo la bouleversa. Elle se vit aussi, dans les bras de sa mère, elle n’avait pas un an, avec des joues rouges comme des pommes, un atroce petit chapeau de marin bleu tenu par un élastique sous le menton qui avait l’air de l’énerver, et de petits pieds potelés qui semblaient n’avoir qu’une envie, marcher dans le sable chaud ou dans l’eau froide. Pas de papa sur la photo, elle le chercha. Le trouva sur une autre, Nicolas avait onze ans et elle huit, c’était un 15 août, pendant le feu d’artifice, tout le camping se tenait sur la plage de l’Oscelluccia. Aucune paillote alors dans le décor, mais Clotilde, dans la foule de visages, reconnut Natale, incroyablement beau du haut de ses dix-huit ans, tenant la main d’une blonde sublime avec des cheveux jusqu’aux fesses, une fille qu’elle n’avait jamais vue; elle reconnut également Basile Spinello, le sergent Cesareu Garcia, Lisabetta et Speranza côte à côte.
Elle entendait des pas dehors, tout près, sans y prêter attention. Dans un camping, il faut s’habituer à cette impression que les voisins vivent chez vous. Ses yeux continuèrent de détailler le mur de clichés. Elle avait repéré d’autres photos, été 89, elle était certaine. Elle reconnut la robe Benoa noire de maman, celle imprimée de roses rouges que papa lui avait achetée à Calvi. La photo avait dû être prise quelques jours avant l’accident.
— Elle était belle, ta mère.
Clotilde se retourna d’un bond.
Une main glaciale se posa sur son épaule nue.
— Doucement, Clotilde, doucement. Vraiment, tu ne trouves pas qu’elle était belle, ta maman?
Cervone Spinello! Le directeur du camping en personne.
Ce serpent était entré en rampant. Silencieux. Qu’est-ce qu’il fichait là? Pire encore, pourquoi ne la questionnait-il pas? Il aurait dû s’étonner de la trouver là. Au contraire, il semblait s’intéresser à tout sauf à elle, observant avec inquiétude chaque coin du mobile home.
— Jakob est là? se contenta-t-il de demander.
Clotilde hocha négativement la tête.
— Merde, jura Cervone. Qu’est-ce qu’il fout, le Prussien? Serge, Christian et Maurice l’attendent sur le terrain de pétanque. Pas une fois depuis trente ans il n’a été en retard.
Il haussa les épaules, baissa les yeux, donnant l’impression d’inspecter la propreté du sol.
— Il a passé l’âge de suivre une touriste de passage dans le maquis, mais on va tout de même attendre un peu avant d’appeler la cavalerie.
Cervone observa le mur de photos.
— Peut-être qu’il en a tout simplement eu marre de photographier toujours le même coin et qu’il est parti avec son appareil un peu plus loin.
Clotilde ne disait toujours rien, Cervone insista.
— Car si ce vieux boche est le client le plus chiant de tout le camping, faut bien reconnaître qu’il est plutôt doué pour les portraits. Il parvient à faire remonter les souvenirs à la surface mieux que s’il avait tout filmé. Regarde…
Du doigt, Cervone suivait d’autres instantanés.
Un groupe d’ados se tenait autour d’un feu de camp. Clotilde s’en souvenait, la photo avait été prise la veille de l’accident, tard dans la soirée, sur la plage de l’Alga. Nicolas essayait de jouer de la guitare, la tête de Maria-Chjara posée sur son épaule; on reconnaissait toute la tribu autour des flammes, Estefan avec un djembé entre les cuisses, Hermann avec un violon entre les mains, Aurélia dévorant de ses yeux d’olive, sous ses gros sourcils, les musiciens, et Nicolas en particulier.
— C’étaient nos années!
Cervone semblait heureux comme un gosse et soudain, croisant le visage fermé de Clotilde, il se figea.
— Désolé, Clotilde. Je suis le roi des cons, des fois.
Des fois…
— Nos années… Moi je pense à mon adolescence, aux filles, aux fiestas, alors que toi…
— Laisse tomber, Cervone. Si je ne voulais pas en entendre parler, il ne fallait pas que je revienne aux Euproctes.
— Sauf que tu voulais connaître la vérité.
Cette fois, Clotilde le fixa, avec intensité.
— Qu’est-ce que tu en sais, toi, de la vérité?
Cervone poussa du bout du pied la porte du mobile home pour la refermer. Dans sa main, il portait un étui de trois boules de pétanque à moitié rouillées. Si c’était une arme, pensa Clotilde, elle ne ferait pas le poids avec son filet et ses trois poivrons. Elle se forçait à plaisanter, le patron du camping l’inquiétait. Qu’est-ce qu’il fichait ici? L’avait-il suivie? S’il tentait quoi que ce soit contre elle dans cette maison de tôle et de planches, elle pourrait toujours crier, on l’entendrait. Le premier visage qui lui vint fut celui de Franck, pas celui de Natale. Parce que Franck était plus près. Stupidement, c’est ce qu’elle pensa.
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