J’adore vraiment trop être vulgaire avec mon grand frère. Il peut rien dire, c’est lui qui m’a tout appris.
— Ce soir-là, je décolle, ma sœurette, et hors de question que tu connaisses la vraie destination. Peut-être qu’on t’offrira la boîte noire, dans des années.
— Quand avec ta Chjara, vous serez mariés, avec des mouflets. C’est ça?
Nico change de position, me masque à nouveau le soleil et repasse en mode négatif.
Juste une ombre.
— C’est ça. On t’invitera.
J’hésite à insister.
— Mouais… Et t’es vraiment sûr?
— De quoi?
— D’être le premier à butiner ta belle orchidée? La compétition est féroce, non?
— Oui, je suis sûr!
— Et la concurrence?
— C’est comme un jeu de stratégie, ma belle, faut avoir quelques coups d’avance.
— Tu m’expliques? Ta stratégie?
L’ombre se penche, s’assoit à côté de moi, m’enveloppe, protectrice. Nicolas m’a tout appris, il ouvre la piste dans le maquis de ma vie.
— Je ruse, ma sœurette. Tu sais, comme dans ce livre que tu fais semblant de lire, Les Liaisons dangereuses . J’intrigue, j’invente un plan, j’ai un schéma dans la tête, un schéma simple, un cercle, avec les prénoms de toute la bande, un gars une fille, un gars une fille, un gars une fille, et des flèches qui les relient, comme dans ce jeu, le killer, où chacun doit tuer quelqu’un tout en étant tué par un autre. C’est dingue ce que c’est facile, il suffit de souffler à une fille qu’un gars craque pour elle, ou à un gars qu’une fille l’a remarqué, et zou, le tour est joué. J’ai branché Aurélia, qui aurait bien aimé sortir avec moi, sur Hermann le cyclope, qui lui aurait préféré sortir avec Maria. Et comme Maria aimait plutôt bien Cervone, même si je me demande ce qu’elle peut trouver à Spinello junior, j’ai branché ce fils à papa avec une fifille à papa, plus coquine que tu ne crois: Aurélia. Et hop, le cercle est bouclé…
Aurélia! Sous son air de sainte-nitouche et derrière ses gros sourcils, elle serait prête à sauter sur tout ce qui bouge? Alors que sous ses airs de Maria-couche-toi-là, la Chjara ne coucherait avec personne, sauf mon Nicolas? Il ne se monterait pas un film, mon Valmont des campings? A mon avis, ses doigts de fée n’ont pas encore fait vibrer la corde de son string.
Même s’il y croit.
— Alors tu promets? Tu m’aides? Tu me couvres?
— Si c’était l’inverse, si j’avais un amoureux, tu le ferais pour moi?
— Je le ferai… Le jour où tes seins auront poussé.
Enfoiré!
J’adore me jeter sur lui pour faire semblant de lui donner des coups de poing. D’habitude dans ma chambre, je lui balance toutes mes peluches à la figure, mais là j’ai rien. Pas d’autre choix que de lui sauter dessus pour un combat de catch-câlin.
OK, grand frère. Je t’accorde ta liberté pendant deux jours, jusqu’au 23 août. D’ordinaire, j’aurais tout promis et je t’aurais espionné quand même, mais là je m’en fiche. Je m’en fiche de votre cercle d’ados où tout le monde veut sortir avec tout le monde. C’est le bon mot, tiens. Sortir. Peu importe sortir avec qui. Ce qui compte, c’est sortir du cercle.
Alors je vous laisse, les copains, vous asseoir en rond et jouer au mouchoir.
Une heure, le facteur n’est pas passé… Deux heures, trois heures…
J’ai mieux à faire. J’ai un contrat!
Un bisou sur la joue.
D’un homme qui ne rentrera jamais dans aucun cercle, qui ne se laissera jamais enfermer, qui m’apprendra ce qu’est la vraie liberté.
J’ai un contrat. J’ai une mission. Natale Angeli me l’a confiée.
Convaincre mon Papé Cassanu. Et croyez-moi, si vous ne me connaissez pas encore:
Je vais y arriver!
* * *
Il referma le cahier et le dissimula sous sa veste.
Un killer, un jeu de la mort, avait annoncé Nicolas Idrissi, le maître du jeu.
C’était la pure vérité.
Le 20 août 2016, 12 heures
Clotilde attendait.
Cervone Spinello avait mis cinq minutes à sortir des toilettes. Peut-être se refaisait-il une beauté, ou peut-être était-ce seulement une manœuvre pour la laisser se consumer sur le gril de l’attente. Quelques minutes ajoutées aux vingt-sept années passées. Une ultime et mesquine vengeance?
Elle se tourna vers Cervone dès qu’il avança dans le couloir du mobile home, sans chercher à dissimuler son impatience. Le patron du camping se contenta de se figer dans une mine affligée, le doigt pointé en direction des photos du vieil Allemand.
— Tu es certaine de vouloir savoir ce qui s’est réellement passé?
Il n’attendit pas la réponse, ne regarda pas Clotilde, continua de fixer les clichés.
— Tu te souviens, Clotilde, la nuit du 23 août, ton frère Nicolas avait programmé une sortie en boîte de nuit, à la Camargue, après Calvi, pendant que tes parents passaient la nuit à la Casa di Stella . Ils devaient monter à pied jusqu’au gîte en laissant la Fuego garée dans le chemin de la bergerie d’Arcanu. Nicolas avait prévu d’emprunter discrètement la voiture de vos parents et d’emmener en virée tous ceux qui pourraient s’entasser dedans. Tu te souviens aussi que son plan comportait une phase B, larguer les autres sur la piste de danse et réserver avec Maria-Chjara un canapé. Mojitos et joints tournants aidant, il espérait emmener sa belle Italienne dans un endroit peut-être moins confortable mais beaucoup plus discret. Tu te souviens de tout ça, Clotilde?
Jusque-là, oui.
— Oui.
— La suite… Comment te dire? Nicolas s’en est moins vanté. Surtout devant sa petite sœur adorée. Parce qu’en réalité Maria-Chjara traînait les pieds. Pas pour le canapé, le cannabis, le rhum arrangé et ce qu’ils avaient, tous les deux, envie de faire après. Là-dessus, Maria-Chjara était plutôt bien disposée.
Son doigt repassa sur la photo du feu de bois, plage de l’Alga, Maria-Chjara tête appuyée contre un Nicolas s’accrochant à sa guitare. L’index de Cervone glissa sur les longs cheveux noirs dénoués de l’Italienne, puis sur sa courte liquette blanche décolletée, sur sa peau cuivrée par le soleil du jour et le feu de minuit.
— Non, Clotilde, continua-t-il, Maria-Chjara traînait les pieds pour une seule raison: la bagnole. Nicolas n’avait pas le permis! Seulement une dizaine d’heures de cours et quelques centaines de bornes de conduite accompagné de son papa. C’est aussi simple que ça. Maria-Chjara pensait aux routes étroites, aux virages, aux ravins, aux bêtes sauvages en liberté, bref, elle avait peur de se planter!
— Donc, ils n’y sont pas allés.
— Non, pas le soir du 23 août, ça, tu le sais, et tu sais pourquoi. Mais ce que tout le monde ignore, c’est ce qui s’est passé avant. Pour convaincre Maria-Chjara, Nicolas lui a simplement proposé de lui prouver qu’il n’y avait aucun danger.
Lentement, le corps de Clotilde se paralysait. Cela commençait par une armée d’insectes invisibles qui immobilisaient ses pieds.
— Quelques heures avant de monter à Arcanu, tes parents étaient très occupés. Ta mère à se préparer pour sa soirée romantique de l’année, ton père, de retour d’une virée en voilier, à relire un dossier dont il devait discuter à Arcanu avec Cassanu. C’était l’occasion rêvée, l’unique occasion, d’ailleurs. Ton frère s’est contenté de prendre les clés de la Fuego et de demander à Maria-Chjara de s’asseoir sur le fauteuil passager. Juste pour un petit tour, quelques kilomètres, descendre vers Galéria, quelques lacets, histoire de démontrer à sa belle qu’il maîtrisait, qu’il n’avait pas besoin d’un bout de papier pour tenir un volant, qu’il était prudent.
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