Les insectes anthropophages grimpaient le long des cuisses de Clotilde. D’autres étaient parvenus à s’introduire dans ses poumons et se dispersaient en essaims grouillants pour bloquer sa respiration.
— Ils sont revenus dix minutes plus tard. Nicolas a garé la Fuego exactement à la même place. Ils sont tous les deux descendus. Je tenais l’accueil des Euproctes à ce moment-là, je suis le seul à les avoir vus.
Les insectes, massés tout en haut de sa trachée, ne laissèrent passer qu’un ridicule filet de voix.
— Avoir vu quoi?
— Les avoir vus et entendus. Nicolas s’est penché pour regarder sous le moteur de la voiture avant d’assurer à Maria-Chjara: «Il n’y a rien, il n’y a rien.» Quand il a approché ses mains noires de crasse et de cambouis de sa robe de dentelle blanche, Maria s’est reculée comme s’il était pestiféré et elle lui a asséné ses quatre vérités. J’ai écouté, j’ai compris ce qui s’était passé.
Clotilde déglutit. Des milliers de pattes se massaient dans sa gorge, remontaient le long de ses tempes, perçaient de leurs dards ses tympans en un bourdonnement assourdissant. Pas suffisant cependant. Pas suffisant pour couvrir les mots qu’elle n’aurait jamais voulu entendre.
— Nicolas s’était planté! Après moins de trois tournants, il a fait un tout-droit et râpé tout le bas de caisse de la Fuego contre les rochers du belvédère de Capo Cavallo. Ce sont eux qui l’ont arrêté, la voiture a failli rester bloquée. Nicolas a dû forcer, reculer, sans savoir ce qui frottait, ce qui se tordait, ce qui s’arrachait sous le capot, sous les roues, dans un bruit de ferraille insupportable qui s’est perdu dans la montagne.
Cracher. Vomir. Dissoudre les insectes dans un magma d’acide gastrique.
— Je n’ai fait le rapprochement que quelques jours plus tard, quand quelques gars du coin ont commencé à parler discrètement d’une barre de direction décrochée, d’une rotule vrillée, d’un écrou qui a cédé net.
Clotilde se vida devant elle, sur le vieux Dalami du mobile home, sur ses sacs, les poivrons et le bœuf mariné, sur ses chaussures. Cervone ne détourna pas les yeux.
Ne pas le croire.
Ne pas un instant imaginer que cela puisse être vrai.
Que Nicolas ait pu ne rien dire, ne pas se rendre compte du danger, préférer reposer les clés de la voiture en secret et ne pas se faire engueuler.
— Tu voulais la vérité, Clotilde. Tu me l’as demandée. Je suis désolé.
L’image de Nicolas apparut devant ses yeux, son visage, quelques instants avant le choc, juste avant que la Fuego se retrouve en apesanteur dans le vide. Cette impression tenace qui l’avait poursuivie toutes ces années: Nicolas savait. Nicolas était au courant de quelque chose qu’elle ignorait. Nicolas n’avait pas eu l’air étonné quand la voiture n’avait pas tourné, comme s’il avait compris pourquoi on allait mourir.
Bien entendu, tout s’expliquait.
C’est lui qui les avait tous tués!
— Tu ne manges pas?
Il y avait une forme d’ironie dans la question de Franck.
Clotilde avait tout balancé, poivrons, ribs de bœuf façon stufatu, fruits exotiques. Le festin promis d’épouse attentionnée s’était transformé en dés de jambon, tomates coupées et boîte de maïs renversée à peine égouttée.
Franck avait confié 20 euros à Valou pour qu’elle aille acheter à l’accueil une barquette de frites, un Magnum café, un Cornetto Strawberry et toi Clo tu prends quoi?
— Merci. Rien pour moi.
Clotilde avait décidé de ne pas parler. Pas tout de suite. Pas maintenant. Pas ainsi.
Elle n’avait qu’une envie.
S’effondrer dans des bras solides. Cogner de tous ses poings sur le torse d’un homme, pleurer un torrent de larmes dans le creux d’une épaule, maudire la vie en hurlant à l’oreille d’un visage qui lui murmurerait en retour des mots d’amour apaisants. S’abandonner tout entière à un homme qui la comprendrait, qui ensuite se tairait, qui l’aimerait.
Franck n’était pas cet homme.
Elle se leva, empila les assiettes, débarrassa, attrapa une éponge, une bassine, un torchon.
— Je vais sur la tombe de mes parents. Après la vaisselle. Belvédère de Marcone. Je n’en aurai pas pour longtemps.
Les Corses croient aux fantômes. Leurs tombes en sont la preuve. Sinon, pourquoi construiraient-ils des caveaux monumentaux? Des mausolées familiaux parfois plus imposants encore que la maison dans laquelle ils ont vécu? Pourquoi réserveraient-ils les plus beaux terrains pour ces somptueuses résidences secondaires où sept générations serrent leurs squelettes? Pourquoi réserveraient-ils à leurs cimetières les plus beaux panoramas, si ce n’est pour que les morts puissent eux aussi profiter de la brume sur la ligne de crête, des silhouettes des clochers à flanc de montagne, des couchers de soleil sur la citadelle de Calvi? Du moins ceux qui en ont les moyens, pas ceux relégués au fond des cimetières, dans les pierrailles non ombragées, dans les couloirs de crues et d’éboulis où chaque orage menace de recouvrir les tombes d’une coulée de boue, quand elle n’emporte pas les cercueils.
Le caveau de la famille Idrissi pouvait défier pour l’éternité les intempéries. Il dressait fièrement au-dessus du mur du cimetière de Marcone son dôme bleu azur, ses colonnes corinthiennes, afin qu’aucun passant sur la corniche ne puisse oublier ce nom et cette glorieuse ascendance. Parmi les plus anciens des Idrissi figuraient un amiral (1760–1823), un député (1812–1887), un maire (1876–1917), l’arrière-grand-père de Clotilde, Pancrace (1898–1979).
Ainsi que trois anonymes.
Paul Idrissi (1945–1989)
Palma Idrissi (1947–1989)
Nicolas Idrissi (1971–1989)
Natale attendait à l’intérieur du cimetière, invisible de la route, dans l’ombre du mur de plâtre et de chaux. Clotilde s’effondra dans ses bras, l’embrassa, pleura pleura pleura, s’écroula enfin sous l’arbre le plus proche, un if au tronc tordu par le vent du large, sans même se soucier des aiguilles plates piquant la chair nue de ses cuisses. Le cimetière était désert, à l’exception d’une vieille femme penchée sur les tombes les plus éloignées, qui traînait avec peine l’arrosoir qu’elle venait de remplir à la fontaine.
Alors enfin, Clotilde parla. Natale s’était assis à côté d’elle et lui tenait la main. Leurs corps ne se touchaient pas, seuls leurs doigts restèrent connectés. Clotilde déballa tout. Les révélations de Cesareu Garcia sur la voiture de ses parents, sa vie qui n’était qu’une grande chambre noire, son amour pour Franck qui s’effilochait, sa fille qui lui échappait, qui jamais ne lui ressemblerait, à un point qu’elle en venait à se demander si vraiment elle l’aimait, et le passé aussi, ce passé comme un boulet, sa mère qu’elle jalousait, son père qu’elle vénérait, ce type qui parlait aux dauphins qu’elle n’avait jamais oublié (juste après avoir dit ça, elle l’embrassa), et son frère Nicolas, son grand frère qui lui avait ouvert le chemin de la vie en balayant la poussière devant elle, en la portant sur son dos quand la pente était trop raide, en lui apprenant les raccourcis, son frère qui l’avait abandonnée là, à la Revellata, qui lui avait demandé de garder le secret, qui n’avait pas osé parler, qui avait préféré monter en silence dans une voiture transformée en piège mortel, sans en avoir conscience. De l’inconscience, c’était cela, de l’inconscience.
Clotilde se vida de toutes ses peurs, de toutes ses rancœurs, comme si elles pesaient une tonne et qu’en les expulsant elle redevenait légère, une baudruche. D’ailleurs, la main de Natale la tenait comme on tient un ballon gonflé à l’hélium, un peu trop fort, comme on agrippe un être trop fragile.
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