Il se contenta de sourire.
— File, ma princesse, file rejoindre le donjon où tu es enfermée. Sauve-toi pendant que ton chevalier retient les sorcières.
Clotilde conduisait les yeux embués de larmes. Les rochers se déformaient, glissaient, comme dilués dans la mer. A chaque virage de la route, la pointe de la Revellata apparaissait, noyée dans un brouillard qui n’existait que dans son regard. Le paysage humide se délavait, les poteaux électriques mouillés se tordaient, mais Clotilde conduisait assez lentement, à moins de trente kilomètres/heure, pour reconnaître le visage de Maria-Chjara collé sur les affiches d’un poteau sur deux.
Concert eighties, Tropi-Kalliste, le 22 août, plage de l’Oscelluccia.
Après-demain… Le même programme qu’il y a quatre jours. Cervone n’avait aucune raison de changer une recette qui rapportait, surtout pour des vacanciers qui, eux, restaient rarement longtemps au même endroit.
Clotilde ne pouvait pas laisser passer une telle occasion! Elle devait retourner voir la chanteuse italienne. Elle devait trouver un moyen de lui parler, de se débarrasser du garde du corps devant sa porte, de lui faire avouer ce qui s’était passé avec son frère Nicolas ce 23 août 1989. La sortie de route, la direction endommagée, leur silence tacite… Seule Maria-Chjara pouvait confirmer la version de Cervone. Mais comment la contraindre? Avouer, pour l’Italienne, c’était reconnaître sa complicité, sa responsabilité directe dans la mort de trois personnes, des années après. Elle nierait, forcément. Même si par miracle Clotilde parvenait à l’approcher, elle nierait.
Jamais elle ne connaîtrait, avec certitude, la vérité.
Les larmes coulèrent de plus belle, elle roulait maintenant à moins de vingt kilomètres/heure, un camping-car géant immatriculé NL s’impatientait derrière elle, la collait, semblait déterminé à la pousser vers le précipice si elle ralentissait encore. Dans un réflexe stupide, comme pour nettoyer le paysage délavé, elle actionna les essuie-glaces.
Clotilde aperçut alors l’enveloppe coincée entre le pare-brise et le balai. Un prospectus? La feuille de papier qui ne tenait déjà plus que par un coin d’essuie-glace, après un ultime aller-retour, s’envola.
Clotilde pila.
Le camping-car hollandais fit hurler son klaxon plus fort encore que la corne de brume d’un ferry à l’entrée du port de Bastia, déboîta, une rouquine sur le fauteuil passager l’insulta en flamand pendant que tous les gamins à l’arrière collaient leur nez à la portière et l’observaient comme une bête curieuse.
Clotilde s’en fichait. Elle gara en catastrophe la Passat sur les graviers, deux roues sur le bitume. Elle laissa la portière ouverte et courut derrière l’enveloppe qui volait de rocher en rocher. Elle la ramassa contre un mûrier sauvage, s’écorchant les avant-bras, maudissant sa folie. Franck avait raison, elle perdait tout sens de la mesure. Ses émotions devenaient incontrôlables. Elle avait failli se faire tuer pour une publicité, l’ouverture exceptionnelle le dimanche prochain du supermarché du coin, ou une brocante, un concert, peut-être même celui de Maria-Chjara.
Un bout de papier!
Sa main trembla.
L’enveloppe était blanche, à l’exception de deux mots.
Pour Clo.
Une écriture féminine. Une écriture qu’elle aurait reconnue entre toutes.
Celle de sa mère.
Lundi 21 août 1989, quinzième jour de vacances,
ciel bleu de cristal brisé
— J’ai suivi tes conseils, Basile, je suis allée voir les dauphins avec Natale.
Et j’en rajoute, vous pouvez me croire. Le bar des Euproctes est plein à craquer, c’est l’heure de l’apéro, le Casanis et la Pietra coulent à flots; y a tant d’olives dans les raviers que tous les oliviers de l’est de l’île ont dû être ratissés.
Il y a bien une vingtaine de clients. Seulement des hommes. Alors je leur fais la totale, l’intégrale de la croisière sur l’ Aryon , Orophin, Idril et leurs petits Galdor et Tatië, je confirme, Natale leur parle, il doit être un peu magicien, et j’en remets une couche sur Le Grand Bleu que pas un d’eux n’a vu à part les plus jeunes peut-être, qui auront juste retenu le nez en trompette de Rosanna Arquette et les taches de rousseur sur ses fesses.
Go. Go and see, my love! [3] Dialogues extraits du film Le Grand Bleu réalisé par Luc Besson (© 1988, Gaumont).
Je suis maligne, j’ai préparé mon coup. Je crois que je les épate un peu, cette armée de brutes poilues, moustachues, barbues, ventrues, avec mon tee-shirt que j’ai choisi exprès, blanc et noir, WWF en rouge sang et dessous un panda décapité.
— Le plus compliqué pour ce projet, dis-je avec ma bouche en cœur, surjouant une candeur en contraste avec mes vêtements sanglants, ce ne sera pas de convaincre les dauphins, ce sera de construire le sanctuaire.
Ils s’en foutent, les clients, ils ne croient pas plus aux safaris dauphins qu’à la résurrection des veaux marins.
— Je suis corse moi aussi, comme Natale Angeli, alors pas question de béton. Faut inventer autre chose, d’autres matériaux de construction, du bois, du verre, de la pierre, un truc beau! Pas question de défigurer le site, c’est le terrain de Papé.
Ça, j’ai adoré. Appeler mon grand-père «Papé» devant tous ces hommes qui refont le monde, la Corse et le maquis dans les parfums d’anis, de myrte et de tabac. J’ai l’impression que pour eux, Cassanu Idrissi, c’est une sorte de général en chef dont ils n’ont pas le droit de prononcer le nom sans être changés en statue de pierre. Moi je débarque sur l’île avec mon look de zombie, et leur imperator suprême, je le baptise Papé!
Et encore… Je n’ai pas sorti mon arme secrète.
— Heureusement, dis-je encore, on va travailler en famille! Papé fournit le terrain et ma mère, qui est architecte, pourra construire la maison des dauphins.
J’hésite à insister davantage. J’ai peur que ce soit gros. Mais non, les hommes qui s’abreuvent en troupeau comme les zébus autour d’un marigot, c’est rarement les plus finauds.
— Ma mère et Natale, je crois qu’ils s’entendent bien! Z’avez des toilettes?
Et je descends, toute guillerette. Les toilettes du bar sont trois cents marches en dessous, au bout d’un tunnel interminable, presque comme s’ils étaient allés construire les chiottes sur le continent… Sauf que je ne descends que dix marches et que j’attends que la minuterie s’éteigne pour en remonter sept. D’accord, j’admets, c’est nul comme ruse, mesquin, limite malsain. Alors pour ma défense, je veux bien tout avouer.
Oui, je suis jalouse! Oui, penser à ma mère m’inspire limite des envies de meurtre. Oui, je veux savoir si ma mère couche avec Natale. Oui, je préférerais que maman ne soit qu’à papa et Natale qu’à moi. Alors, j’attends, dans le noir, comme une petite souris curieuse, un peu anxieuse.
Je n’attends pas longtemps. Les hommes qui s’abreuvent en troupeau, ça cause. Sur ce point, la seule différence entre les hommes et les femmes, c’est peut-être le degré d’alcool. Pour le reste, du moment qu’on parle d’histoires de fesses…
Une première voix attaque. Une voix un peu trop aiguë pour un homme du maquis, genre intonations de bébé plaintif, un peu comme celle d’Elmer, le chasseur crétin de Tex Avery.
— Il n’a pas peur, Natale. S’attaquer à la bru de Cassanu…
J’entends des rires collégiaux non identifiables. Un type à la voix de canard nasillard en remet une couche.
— Faut dire que la femme de Paulo, elle me donnerait bien envie de me convertir écolo.
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