Elle se souvenait aussi de sa fille, bien entendu, une des ados de la bande du camping des Euproctes, Aurélia Garcia, la rabat-joie de la tribu.
— Non, répondit-elle enfin. Je ne crois pas. Cervone Spinello m’a appris qu’il était en retraite.
— Oui… depuis quelques années. Je suppose que vous vous souvenez de lui. On n’oublie pas un physique comme le sien! Il aurait fait un pilier de mêlée d’enfer, si ces abrutis de Corses savaient qu’un ballon peut aussi être ovale. Pour vous dire, depuis sa retraite, il continue de prendre dix kilos par an.
Le trois-quarts s’approcha plus encore de Clotilde. Le papillon tremblait, comme s’il se méfiait d’une plante jolie, mais carnivore.
— Mademoiselle Idrissi, il faut que vous alliez le voir.
Clotilde le fixa en retour, sans comprendre.
— Il habite à Calenzana. C’est important, mademoiselle Idrissi. Il m’a beaucoup parlé de cet accident avant de quitter la brigade. Il a continué d’enquêter sur ce drame, après, des années après. Il faut aller lui parler, mademoiselle. Cesareu est un type bien. Bien plus malin que les gens d’ici ne le croient. A propos de l’accident, il a… comment vous dire…
— Quoi? fit Clotilde en haussant le ton pour la première fois.
Le papillon battit une dernière fois des ailes avant de s’envoler.
— Il a une théorie.
Il ouvrit le cahier.
Il n’aimait pas ce qu’il allait lire.
Il le fallait pourtant.
Pour nourrir sa haine.
* * *
Dimanche 13 août 1989, septième jour de vacances,
ciel bleu de nuit
Ce soir, c’est bal.
Je vous préviens tout de suite, j’en suis pas la reine!
Je suis installée un peu à l’écart, un peu dans l’ombre, assise dans le sable, mon livre posé sur les genoux.
Faut voir ça…
Quand je parle de bal, c’est juste une boum improvisée dans le camping avec trois guirlandes et le gros lecteur de cassettes qu’Hermann a emprunté à son père, posé sur une chaise en plastique. Nicolas a ramené les cassettes de chansons du top 50 qu’il a enregistrées directement à la radio, on a même droit aux jingles et aux pubs entre les tubes.
Surtout un.
THE tube!
Le tube dont fort heureusement, mon lecteur du futur, tu n’as jamais entendu parler car il va disparaître des mémoires aussi vite qu’il les a vampirisées cet été.
Un truc de fou. On appelle ça la lambada.
Plus qu’une chanson, c’est une danse. Ça consiste pour le garçon à fourrer sa cuisse entre celles de la fille. Contre son minou, pour dire les choses clairement.
Vrai de vrai.
Qu’il y en ait un qui essaye avec moi, tiens…
Ça risque pas d’arriver, remarquez. Quel garçon de mon âge pourrait en avoir envie? Avec une naine comme moi… C’est pas son bas-ventre qu’il collerait contre mon minou, c’est son genou! Alors je reste là sur mon coussin de sable habillée en sorcière et je lis Les Liaisons dangereuses .
Version camping.
Basile Spinello vient de passer et de dire de baisser un peu la musique.
— Oui, papa, a fait Cervone, son fayot de fils.
Je suis d’accord avec Basile.
La musique est une pollution. La musique gaspillée comme ça, je veux dire, pas celle qui va directement de vos oreilles à votre cerveau par le fil d’un Walkman. La musique qui part dans le vide, qui s’échappe dans la nature, qui la pollue autant que les papiers gras, les mégots de cigarettes, ou même que les gravats de la marina Roc e Mare . C’est comme un manque de respect à la beauté, celle qu’il ne faut surtout pas déranger, ni même partager. Il faut juste l’apprécier.
Seule.
La beauté, c’est un secret. En parler, c’est la violer.
Pour moi, la Corse, c’est ça…
Il faut l’aimer et la laisser en paix.
Basile a compris.
Tout comme mon Papé Cassanu.
Mon père aussi, peut-être.
A peine Basile parti, son fils a remonté le son.
Tu lambadas, nous lambadons, vous lambadez…
En rythme.
Y a bien une quinzaine d’ados.
La Mano ou Nirvana, ils ne connaissent même pas; et ce qui me rend dingue, c’est que dans un an ou deux ils trouveront ça génial parce que tout le monde trouvera ça génial.
J’ai mon cahier ouvert, posé sur Les Liaisons dangereuses , mais personne ne le voit. Je peux écrire tranquille. Je me suis dit qu’aujourd’hui j’allais vous présenter la tribu. Va falloir suivre parce que c’est un peu compliqué. Je vais donner une lettre à chaque membre de la bande pour que ce soit plus simple.
D’abord, il y a mon frère Nicolas, accroupi à côté du poste radio, on va dire que c’est Valmont parce que c’est un beau gosse dans son genre et qu’il a un sacré succès avec les filles, avec son petit air cool, à ne se fâcher avec personne. J’ai même une théorie là-dessus. Si on aime tout le monde, c’est qu’on n’aime personne. Donc oui, mon grand frère Nicolas, je le vois bien en Valmont, à tomber amoureux de toutes les filles de la terre avec la sincérité d’un petit ange malheureux incapable de n’en aimer qu’une seule.
Nicolas, c’est N.
A côté, la fille qui s’agite sur Billie Jean, c’est Maria-Chjara. Elle, je vous ferai son portrait en détail plus tard, car cette petite allumeuse mérite bien un chapitre entier. Mais pour l’instant, juste histoire de faire les présentations, je la verrais bien en marquise de Merteuil. La courtisane manipulatrice du roman. Vous avez compris, je vous fais pas un dessin, je déteste Maria-Chjara, mais j’en aurais au moins pour toute une nuit blanche rien qu’à aligner assez de mots pour vous expliquer à quel point.
Maria-Chjara, c’est M.
Celle qui danse à contretemps, seule, aussi seule que moi mais moi je ne le montre pas, vous la connaissez déjà, c’est Aurélia Garcia, la rabat-joie. La fille du gendarme, hou la la, la musique est trop forte, hou la la, je vais appeler papa, hou la la la, la lambada mon Dieu mon Dieu, hou la la, les garçons mais non mais non… Elle se gratte les sourcils, sourit bêtement et doit rêver d’un prince charmant qui verrait des étoiles dans le reflet de son appareil dentaire… Bon courage, ma vieille!
Aurélia, c’est A.
Y a d’autres filles, Véro, Candy, Katia, Patricia, Tess, Steph, mais je passe, je passe aux mecs, du moins ceux qui m’inspirent pour écrire des mots méchants. Les autres, Filip, Ludo, Magnus, Lars, Tino, Estefan, ils sont juste normaux, c’est-à-dire mignons, buveurs de bières, rigoleurs de blagues lourdes et mateurs de filles normales.
Donc ils ne me voient pas.
Estefan, avec ses cheveux blonds portés en catogan et son accent occitan, rêve d’être médecin du monde et de s’engager en Ethiopie, Magnus de tourner le quatrième épisode de Star Wars , Filip de décoller de Cap Canaveral à bord de Columbia, mais rien que vous décrire ces mecs canon me fout le bourdon, alors laissez-moi me défouler sur les autres.
D’abord, il y a Cervone Spinello, qui est en train de négocier avec mon grand frère pour mettre la musique encore plus fort. «Je t’assure, Nico, c’est pas grave, papa dira rien.» Je vous ai déjà un peu parlé de lui. Ce crétin est persuadé qu’un jour c’est lui qui dirigera le camping, alors il se comporte déjà comme le dauphin. Attention, je ne parle pas des dauphins du Grand Bleu qui me rendent dingue, non, mon lecteur du futur sans culture, je parle du dauphin qui est aussi le fils aîné d’un roi et qui attend son tour pour gouverner. Généralement, ce dauphin-là est incompétent et un con pédant. Les deux vont souvent ensemble quand t’as du pouvoir. Cervone est comme ça. Sera comme ça.
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