Cervone, c’est C.
J’enchaîne et je termine par le cyclope. Je l’appelle comme ça non pas parce qu’il s’en grille six à la fois (ah ah ah) mais parce que vous pourrez le regarder autant que vous voudrez, vous ne verrez jamais de lui qu’un œil. Hermann, le cyclope donc, se promène toujours de profil et ne regarde que dans une direction. Maria-Chjara.
Si vous voyez Maria-Chjara, ne cherchez pas trop loin, vous verrez le profil d’Hermann tourné dans sa direction. Si Maria-Chjara était le soleil, Hermann ne serait bronzé que d’un côté. Sinon Hermann est allemand, mais faut reconnaître qu’il baragouine pas trop mal le français et l’anglais. Ça doit être un kolossal surdoué chez lui, le genre programmé pour cartonner au lycée pendant les dix mois de l’année et inadapté à la société pendant les deux mois d’été.
Hermann, c’est H.
Vous avez tout suivi?
Je résume avec un schéma de géométrie amoureuse, façon liaisons dangereuses pour les nuls. Y a un cercle, enfin deux cercles, dont N (Nico) et M (Maria-Chjara) sont les centres. Les ados normaux, ceux dont je ne vous ai cité que le prénom, se répartissent dans les cercles. Les filles dans le cercle de N, les garçons dans le cercle de M.
A (Aurélia) et C (Cervone) aimeraient entrer dans le cercle. H (Hermann) aimerait tracer direct une droite vers M (Maria). Mais la grande question n’est pas là. La grande question est: les cercles vont-ils s’intersecter, s’unir, se superposer?
N ∩ M?
N ∪ M?
N = M?
Réponse bientôt, ne raccrochez surtout pas, on a abandonné la lambada pour le slow. Les guitares de Scorpion pleurent en jurant qu’elles still loving you . J’écoute, j’admire, les cassettes de Nico sont des modèles de manipulation. Il a programmé ce slow qui tue juste après Wake me up , le rock de Wham! monté sur ressorts. Les filles sont trempées, la sueur leur coule des reins aux fesses et les chemisiers collent aux tétons. Trop malin, mon frangin!
Je me recule doucement, presque dans le noir, je n’ai besoin que d’une lueur pour continuer d’écrire.
Les couples se forment.
Steph avec Magnus, Véro avec Ludo, Candy avec Fred, Patricia hésite entre Estefan et Filip, Katia attend que sa copine choisisse, c’est le grand supermarché de l’été. Servez-vous, c’est en solde, dépêchez-vous, tout s’arrête fin août.
Mes fesses reculent encore de quelques centimètres vers la nuit. Si un de ces types venait me proposer de danser, je l’enverrais chier. Et j’en pleurerais ensuite jusqu’au matin.
Pas de danger!
Le beau George Michael est de retour avec Careless Whisper .
Dans mon coin sombre, je m’amuse, je m’amuse, je m’amuse. Vous m’écoutez, mon confident? Je m’AMUSE! Autant qu’une petite souris dans son trou.
Le premier cercle vient de s’écarter, mon Nico vient de lâcher Tess, une Suédoise, sans même jeter un regard à Aurélia qui lui tendait les bras. Maria-Chjara vient de lâcher le bel Estefan. Le roi et la reine du bal sont enfin prêts à se rencontrer.
C’est parti, la marquise de Merteuil s’avance vers Valmont.
Un pas, deux pas, trois pas sous les lampions.
Il n’y a plus de cercles, juste des couples d’ados éparpillés sous les pleurs du saxo.
Juste deux points qui se rejoignent.
Maria-Chjara porte une robe blanche qui change de couleur à chaque ampoule sous laquelle elle marche avec une lenteur calculée.
Bleu jaune rouge bleu jaune rouge bleu jaune rouge
Nicolas se tient sous le dernier spot rouge de la guirlande qui ondule entre les branches des oliviers.
Bleu jaune rouge bleu jaune
Elle n’est plus qu’à dix mètres de Nicolas, et soudain, Maria-Chjara s’arrête.
Jaune
Peut-être a-t-elle senti un regard.
Maria-Chjara s’écarte des lampions, sa robe n’est plus éclairée que d’une lueur de lune.
Blanche
Je m’attendais à tout sauf à ça, Maria-Chjara tourne le dos à mon frère et tend ses bras nus, ses seins humides, sa taille mouillée que deux mains de garçon suffiraient à entourer… à Hermann.
Le cyclope n’en croit pas ses yeux.
18 heures
Demain, lorsque tu seras à la bergerie d’Arcanu, chez Cassanu et Lisabetta, tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Ces quelques mots, rédigés d’une écriture qui ressemblait tant à celle de sa mère, tournaient en boucle dans la tête de Clotilde.
De plus en plus vite.
Demain… pour que je puisse te voir…
Elle luttait contre deux sentiments contradictoires, l’impatience et la peur, celle qui électrise et tétanise la veille d’un premier rendez-vous amoureux.
Demain… indiquait le message.
Dans moins de deux heures maintenant. Ils étaient invités ce soir à la bergerie d’Arcanu, pour dîner chez ses grands-parents. Qui l’attendrait, là-bas? Qui la verrait?
Clotilde hésitait devant le miroir des sanitaires. Laisser tomber ses longs cheveux sur ses épaules, ou bien les relever en un chignon strict. Elle n’osait pas formuler la troisième hypothèse, les coiffer en sorcière, les ébouriffer en hérisson, comme elle le faisait lorsqu’elle avait quinze ans. Tout se mélangeait sous son crâne. Elle tenta de se concentrer pour se souvenir de la bergerie de ses grands-parents, la poussière de la grande cour ensoleillée, le chêne vert géant qui avait dû encore étendre son ombre, la mer qui se cachait derrière chaque bâtiment de terre sèche construit à flanc de versant… mais les mots suivants de la lettre se superposaient aux bribes de souvenirs.
Je te reconnaîtrai, j’espère.
J’aimerais bien aussi que ta fille soit là.
Clotilde avait demandé à Valou de faire un effort, d’enfiler une jupe longue et un haut peu décolleté, de nouer ses cheveux, d’éviter le chewing-gum et les Ray-Ban. Elle avait accepté en rechignant, sans même chercher à discuter la raison pour laquelle elle devait laisser tomber sa tenue de touriste pour aller rendre visite à un arrière-grand-père de quatre-vingt-neuf ans et une arrière-grand-mère de quatre-vingt-six.
Les sanitaires étaient déserts, à l’exception d’Orsu qui passait la serpillière. Il se déplaçait lentement, attrapant l’immense seau de son bras valide à chaque nouvelle douche qu’il nettoyait. Clotilde avait remarqué qu’il lavait chaque bloc sanitaire toutes les trois heures, au même rythme que les autres tâches dont il avait la charge, l’arrosage, le ratissage, l’arrachage, l’éclairage… L’esclavage!
Clotilde lui adressa un sourire auquel il ne répondit pas. Elle colorait le coin de ses yeux d’eye-liner, pour leur donner une profondeur orientale, noire, une touche gothique peut-être, même si elle refusait de se l’avouer, quand deux adolescents entrèrent derrière elle.
Baskets crottées aux pieds, casque de VTT à la main, protections fluo aux genoux et aux coudes, ils se dirigèrent directement vers les toilettes et ressortirent quelques instants plus tard. Ils fixèrent avec dégoût leurs propres traces de boue sur le carrelage mouillé. Le plus grand des deux s’arrêta, comme s’il se tenait devant des sables mouvants infranchissables, puis se tourna vers Orsu.
— C’est crade!
L’autre avança prudemment pour ne pas glisser, contournant les traces de terre humides pour aller souiller un autre coin des sanitaires.
— T’es chiant, Hagrid. Pourquoi tu ne fais pas les chiottes tôt le matin, ou la nuit, quand personne n’a besoin d’y aller?
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