Frédéric devait cacher un secret en rapport avec son père.
Un secret à protéger coûte que coûte.
Elle remonta encore l’axe temporel jusqu’au tout début. Une autre image lui revint en tête : le visage de Frédéric, devant elle, alors qu’elle se réveillait à l’hôpital Roger-Salengro, le matin après l’accident. Il avait été là dès les premières heures. Comment avait-il été alerté, alors que la brigade chargée de l’accident était celle de Saint-Amand, et non celle de Lille ? Abigaël ne se souvenait plus de ses propos, mais d’après lui, on l’avait prévenu de l’accident, donc il s’était précipité sur les lieux et ensuite à l’hôpital.
Qui ça, on ? Comment Frédéric avait-il pu arriver aussi vite ?
Elle se sentit mal, prisonnière de toutes ces hypothèses aussi folles les unes que les autres. Frédéric était-il lié à l’accident ? Avait-il été sur place, lui aussi, en cette nuit du 6 décembre ? Tant et tant de questions sans réponses.
Que faire, maintenant ? Elle alla s’habiller, puis boire un verre d’eau dans la cuisine. Il allait falloir noter tout ça quelque part au cas où sa mémoire lui jouerait des tours. Qu’elle se fasse un nouveau tatouage, mais qu’y inscrire ? « Frédéric est un monstre » ? Inenvisageable.
Elle imagina Frédéric découvrant qu’elle savait… Et la forcer à boire la potion de l’oubli… Elle frissonna, rien qu’à l’idée qu’il l’avait déjà fait les jours derniers.
Soudain, par la fenêtre, elle aperçut une ambulance passer à faible allure dans la rue perpendiculaire à l’impasse, avant de disparaître. Tous les signaux se mirent à clignoter et Abigaël resta collée à la vitre, avec l’angoisse au bord des lèvres.
Une minute plus tard, deux baraqués en blouse blanche apparurent dans l’impasse et se précipitèrent vers l’immeuble, suivis de Frédéric. Les trois hommes couraient.
Ils venaient la chercher.
Moins d’une minute pour réagir. Elle attrapa ses clés de voiture et se rua à l’extérieur de l’appartement. Seul moyen de fuir : descendre la centaine de marches de l’escalier. Se jeter dans la gueule du loup.
Elle dévala d’un étage et se glissa dans le couloir, plaquée contre la porte d’un voisin du dessous. La seconde d’après, les trois hommes attaquaient leur ascension, sans prononcer un mot, essayant de se faire le plus discrets possible. Abigaël retint sa respiration. Dans sa tête, des images de camisoles, d’injections, des filets de bave sur des lèvres. Des ombres, sur sa gauche. Des pas qui s’éloignent. Des bruits sourds, juste au-dessus de sa tête. Elle se précipita dans la cage d’escalier, descendant aussi vite que possible. Un cri, tandis qu’elle évoluait entre le deuxième et le premier étage :
— Elle est en bas !
Abigaël gémissait, tant les coupures sur sa poitrine la faisaient souffrir. Dans le feu de l’action, ses plaies la tiraillaient. Mais elle tint bon et déboula dans la cour. Au bout de l’impasse, elle tourna à droite, à fond, déjà à bout de souffle, non pas à cause de l’effort, mais de la peur : celle de se retrouver entre les quatre murs d’une chambre d’hôpital psychiatrique. Celle de crier une vérité que l’on transformerait en mensonge, parce que, c’est évident, les fous mentent. Remontée des pavés de la rue Danel, traversée au feu vert en provoquant des coups de klaxon. Un rapide regard en arrière. Frédéric la traquait à une cinquantaine de mètres, vif, tendu, le visage en souffrance : sa douleur à l’épaule devait le tarauder. Un flux de voitures venait de l’arrêter dans sa course, il hurla après les chauffeurs. Abigaël bondit sur la terre rouge du Champ-de-Mars, déverrouilla sa voiture garée plus loin d’une pression sur un petit boîtier et se rua sur le volant.
Démarrage dans la seconde, accélération droit devant elle, sans réfléchir. Frédéric tenta de lui bloquer le passage, puis s’écarta en criant. Plus loin, les deux types se positionnèrent devant la barrière automatique, à la sortie du parking. Eux aussi se jetèrent sur les côtés à l’arrivée du bolide. La barrière blanche et rouge fendit son pare-brise avant de se casser en deux. Puis le pare-chocs heurta deux plots en plastique. Abigaël tourna dans le boulevard Vauban, le remonta à vive allure et s’aventura dans différentes petites rues, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour être certaine de les semer.
C’était fait. Du moins pour l’instant.
Sur une petite place, derrière le marché populaire de Wazemmes, elle se gara entre deux camionnettes et souffla un grand coup. En fuyant, en manquant d’écraser ces infirmiers, elle n’avait fait qu’empirer la situation. Où aller, à présent ? À qui parler, expliquer qu’elle n’était pas folle et que Frédéric cherchait à la détruire ? Le gendarme allait se démener pour la retrouver. Prévenir les commissariats, les collègues, en prétendant qu’elle était dangereuse. Là-dessus, elle pouvait compter sur lui.
Elle souleva son sweat à manches longues dans une grimace. Du sang traversait ses pansements. Elle n’avait pas de papiers d’identité ni même d’argent pour s’acheter de quoi se soigner. Une vraie fugitive.
Coup d’œil circulaire. Une pharmacie à une dizaine de mètres sur sa gauche. Elle sortit prudemment de sa voiture, entra dans l’officine. Quatre, cinq personnes faisaient la queue. Elle repéra les bandages et les antiseptiques sur un présentoir. Elle se servit et retourna dans la file d’attente. Profitant de l’inattention des pharmaciens occupés avec les autres clients, elle sortit et se mit à courir. Quelques secondes après, elle démarrait et disparaissait du quartier. Elle viendrait rembourser ses médicaments plus tard.
Désormais, Abigaël n’avait plus le choix. Elle devait fuir et se cacher. Et ne compter que sur elle-même. Mais où aller ? Sa maison d’Hellemmes pouvait être un point de chute, mais c’était trop risqué : les flics l’attendraient là-bas.
Le téléphone au fond de sa poche vibra. Un message :
« Le chemin vers la vérité a commencé. Tu as trois heures pour te rendre à l’ancien triage-lavoir de Péronnes-lez-Binche, Belgique. Parle de ce message à quiconque, et je tue les enfants. Si je vois l’ombre d’un flic, je tue les enfants. Je le ferai sans hésitation.
Freddy. »
Abigaël n’avait plus peur.
Elle n’avait plus grand-chose à perdre. Plus de passé, pas de futur. Elle se sentait prête à entrer dans le jeu de celui qui avait voulu lui voler sa fille et qui, d’une certaine façon, avait œuvré pour détruire sa vie.
Sur une autoroute belge… Les deux mains crispées sur le volant… Une fraction de seconde, elle avait imaginé que Frédéric puisse être Freddy. Qu’il puisse avoir enlevé et retenu les enfants quelque part, installé des épouvantails, les avoir détruits psychologiquement. Ça s’était déjà vu, des flics assassins, tueurs en série, kidnappeurs, pères de famille, déjouant toutes les statistiques criminelles et menant la double vie parfaite. Mais en y réfléchissant bien, ces hypothèses ne tenaient pas. Selon ses tout derniers souvenirs, Frédéric s’était trouvé dans la salle Merveille 51 lors de l’apparition de Freddy, de l’autre côté de l’écran, avec son masque de renard. Non, elle était persuadée que Frédéric traquait pour de bon le kidnappeur et allait au bout de ses forces pour le retrouver. Sur ce point, au moins, il était sincère.
Elle relut pour la énième fois le SMS. Numéro d’envoi inconnu. Comment Freddy s’était-il procuré son numéro de portable ? Quelqu’un de proche… qui connaissait son passé… Au courant des techniques de police… Freddy gravitait dans son monde, il ne se trouvait jamais bien loin.
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