Ce qui suit est la stricte vérité…
Fébrile, elle se dirigea vers l’ordinateur, alluma, consulta la date. Le 25 juin. Deux jours après avoir écrit sur la notice. Deux jours de vide. Deux jours d’oubli, durant lesquels il avait pu se passer n’importe quoi.
Son téléphone sonna. C’était lui. Explosion d’adrénaline et de stress. Réfléchir, vite. Il fallait absolument répondre. Forte inspiration, décrochage. D’après le fond sonore, Frédéric était en voiture.
— C’est moi. J’ai eu ton message. Qu’est-ce qu’il y a d’urgent ?
Abigaël trouva ses mots. Dire la vérité, sans révéler qu’elle savait…
— Je me suis réveillée et j’ai retrouvé mon corps criblé de blessures. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu ne sais plus toi-même ?
— Non.
— J’ignore ce qui s’est passé exactement. Je t’ai retrouvée dans cet état hier soir. J’ai voulu t’emmener à l’hôpital, mais tu as refusé, tu es devenue quasiment hystérique et tu m’as même menacé avec mon rasoir. Tu avais beaucoup bu, Abigaël, tu n’étais plus toi-même. Tu disais que… que tu voulais revenir sur l’affaire, que tu ne supportais pas qu’on t’écarte.
— Qu’on m’écarte ?
— On préfère te tenir loin de ça avec Patrick. Cette affaire te détruit. Il faut que tu te fasses soigner en priorité, ou je vais finir par te retrouver… (Un court silence.) Enfin bref, quand je t’ai retrouvée dans cet état, j’ai désinfecté tes plaies, ça ne saignait plus trop, c’était superficiel, heureusement. Ensuite, tu t’es couchée.
— Fred, je… je me souviens de rien !
— Quels sont tes derniers souvenirs ?
— Nous, devant l’ordinateur de Nicolas Gentil dans la salle Merveille 51… Freddy, qui vole le sommeil des enfants sur cette île étrange dans une espèce de piscine… Plus rien ensuite.
— Bon Dieu, Abigaël, c’était il y a deux jours ! Il s’est passé tellement de choses depuis. Tu ne te souviens pas non plus du cadavre de Benjamin Willemez ?
Abigaël gardait le contrôle pour ne pas hurler. Non, elle ne se souvenait de rien. Elle se sentait nue, bafouée, trahie. Violée jusque dans ses souvenirs. Retour dans la salle de bains, où elle trouva le rasoir coupe-choux dans son tiroir. Propre, replié.
— Non, non. Explique-moi tout ce qui s’est passé. Où en est l’enquête ? Raconte-moi… s’il te plaît…
— Plus tard. Reste à l’appartement, d’accord ? Surtout, ne sors pas. Je vais revenir dans une heure. On va trouver une solution.
Il raccrocha. Abigaël fixa longuement son téléphone. Il fallait se ressaisir et vérifier jusqu’au bout les inscriptions de la notice. Elle disposait d’une heure.
Avait-elle vraiment acheté des billets de train pour Quimper ? Comme elle n’avait pas encore reçu son relevé de compte de juin, elle se connecta au site de la banque et vérifia les débits, ligne par ligne. Difficile de se concentrer, sa vue se troublait parfois parce que des traces de Propydol devaient encore traîner dans son organisme.
Soudain, son cœur se souleva : un mouvement bancaire à l’ordre de la SNCF, le samedi 13 juin, d’un montant de 242,90 euros. Le 13 juin… Elle réfléchit, regarda ses notes. Son double rêve imbriqué avait eu lieu l’avant-veille de son rendez-vous chez la neurologue… Le 15 juin, donc. Mais entre le 13 juin et le 15, aucun souvenir.
Abigaël essaya d’y voir clair : elle comptait donc se rendre à Quimper le 13 juin. Une seule raison à ce déplacement : le livre d’Heyman. Elle avait dû le lire auparavant et découvert le terme de « Perlette d’Amour ». Elle avait donc contacté l’éditeur parisien. Mais si elle était déjà allée dans la petite maison d’édition, pourquoi ne lui avait-on pas dit qu’on l’avait déjà rencontrée une première fois ?
Abigaël eut un déclic : elle ne s’était pas rendue sur place. Téléphone en main, elle appela Ludovic Chatillon, l’éditeur.
— Monsieur Chatillon, c’est Abigaël Durnan, la psychologue qui travaille sur l’affaire du kidnappeur d’enfants. Vous vous rappelez ? Je suis venue vous voir dans votre maison d’édition il y a quelques jours, au sujet de Nicolas Gentil.
— Ah oui, madame Durnan. Je me souviens de vous.
— Est-ce que j’étais déjà venue dans vos locaux avant notre rencontre ? J’ai eu quelques problèmes de mémoire ces derniers temps et il est très important que je le sache.
— Non, mais j’ai discuté de votre visite avec mon collègue lors de son retour de congé, et il m’a dit que vous l’aviez appelé pour lui poser exactement les mêmes questions qu’à moi ! Il a fini par vous révéler que Gentil était dans un hôpital psychiatrique en Bretagne. C’était quelques jours avant que vous veniez me voir.
— Quand exactement ?
— Euh… Attendez deux secondes, ne quittez pas…
Abigaël l’entendit sortir du bureau, puis revenir.
— C’était le vendredi 12 juin au matin.
Abigaël le remercia et raccrocha. Nouvelle pierre à l’édifice, qui lui permettait de retracer le cheminement de ces jours oubliés : elle avait acheté, certainement sur le conseil de son libraire, le livre de Josh Heyman, le 11 juin. Était rentrée ici, l’avait lu dans la foulée, avait alors découvert le surnom de sa fille, « Perlette d’Amour ». Dès lors, elle avait mené l’enquête. Le lendemain, elle avait joint l’éditeur, obtenu des informations sur Nicolas Gentil et projeté d’aller en Bretagne, à sa rencontre, le samedi. Mais elle n’y était jamais allée, le psychiatre breton ne l’avait jamais vue.
Quelqu’un l’en avait empêchée. Frédéric.
Abigaël dut s’asseoir. Les dominos tombaient les uns après les autres. Face au patchwork de Post-it et de graphiques, elle repensa au cambriolage, au vol de ses cahiers et de ses montages photo : Frédéric était arrivé le premier sur les lieux, il avait prévenu les policiers. Et s’il était le responsable ? S’il avait forcé la serrure de son propre appartement et volé ses cahiers pour la déstabiliser ? Pour effacer tous les indices ?
Elle songea aussi aux meubles, aux bibelots, à ces objets qui changeaient de place, ces mouvements étranges mis sur le compte de ses rêves, de sa narcolepsie. Mais c’était lui. Chaque fois.
Frédéric cherchait à la décrédibiliser. À la rendre folle. Peu à peu, avec la patience d’une araignée guettant sa proie, il l’emmenait aux portes de la maladie mentale. Elle posa une main sur son ventre meurtri, pensa au rasoir. Elle imaginait Frédéric penché sur elle, tandis que la drogue agissait. Il avait soulevé sa nuisette et entrepris de la taillader.
Un dingue.
« Il faut que tu te fasses soigner en priorité, ou je vais finir par te retrouver… », venait-il de lui dire au téléphone. « Par te retrouver morte ? » Alors, elle sut. Frédéric allait tout faire pour qu’elle passe pour une folle, une suicidaire.
Abigaël se sentait incapable de réfléchir. C’était bien trop d’un coup. Elle n’avait été qu’une marionnette. Dire que cet homme-là l’avait touchée, qu’elle s’était confiée à lui, avait pleuré dans ses bras toutes les larmes de son corps. Depuis quand la droguait-il ? Pourquoi l’avait-il empêchée d’enquêter ? Pour quelle fichue raison ne lui avait-il pas permis de rencontrer Nicolas Gentil la première fois ?
De quoi avait-il peur ?
Il lui restait une demi-heure avant son retour. Abigaël se concentra sur les organigrammes et les axes temporels collés au mur, ces sacs de nœuds de l’affaire et de l’accident. Se focalisa sur les éléments importants. Elle repensa à l’épisode du bateau, à cette ombre qui avait descendu l’escalier et l’avait agressée au Taser avant qu’elle se réveille dans sa voiture, les souvenirs en vrac. Frédéric avait grandi dans une famille de marins, il devait être capable de piloter un bateau. Et sa présence sur le navire bleu et blanc en même temps qu’elle impliquait qu’il l’avait suivie jusqu’à Étretat. Qu’il la surveillait. Qu’il avait peur qu’elle redécouvre quelque chose là-bas. Frédéric avait peut-être un rapport avec les activités de son père. Avec l’accident. Cela pourrait expliquer pourquoi il l’avait aussi probablement droguée après la découverte de la valise de cocaïne.
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