Et si elle avait déjà lu le mail de Lopez, compris le code de son père et réussi à décrypter son message ? Et si c’était la réalité ? Et si elle était réellement allée dans ce bois pour y déterrer une valise pleine de drogue, le 21 ou le 22 juin ? Mais dans ce cas, ne se serait-elle pas fait un tatouage ou une brûlure pour en garder la trace ?
Elle enrageait de ne disposer d’aucun moyen de vérifier. Aucune possibilité de s’assurer que ça avait vraiment existé.
Au claquement de la porte de la salle de bains, elle supprima le message de l’internaute et revint sur les pages Internet. Frédéric se planta derrière elle. Sa peau sentait bon, et il avait lissé ses cheveux noirs en arrière.
— Tu peux y aller, la place est libre.
Il l’enlaça. Abigaël sentit les poils de ses avant-bras se dresser. C’était comme si un signal d’alarme s’était déclenché en elle.
— Tu as trouvé quelque chose dans le passé des parents ?
— Peut-être que oui. Un point commun géographique, entre 1990 et 2000. Le père d’Arthur était directeur d’une DDASS à Bordeaux. La colonie était à une centaine de kilomètres, tout comme Montauban, la ville où la mère d’Alice a fait ses études d’infirmière.
— Freddy serait passé par l’établissement de Benjamin Willemez à cette époque-là ?
— Ça correspondrait bien à son profil. Un enfant sans repères, sans base familiale fixe. Un enfant de la DDASS.
— Et toi, là-dedans ?
— Je ne sais pas. Je cherche un centre du sommeil dans les Pyrénées, ce qui créerait un nouveau point commun. J’ai toujours cette image incrustée dans ma tête.
Frédéric se dirigea vers la cuisine.
— Je vais préparer une tisane. Il est tard, il faut qu’on récupère un peu. Demain, à la première heure, on se penche là-dessus.
Abigaël se leva et, avant de se rendre dans le couloir, demanda :
— Au fait, tu sais où sont les bandes dessinées de mon père ?
Frédéric avait la main plongée dans un placard.
— Je les ai vendues, avec tous les vieux objets d’Yves que tu m’as donnés, comme le sextant. Pourquoi ?
— Je t’avais dit de ne pas les vendre !
Frédéric écarquilla les yeux, des sachets de tisane dans les mains.
— Tu plaisantes ? Tu ne m’as jamais dit une chose pareille, bien au contraire : tu voulais t’en débarrasser parce qu’elles appartenaient à ton père, justement. Bon sang, Abigaël, même ça, tu ne te le rappelles pas ?
Malgré ses mains qui tremblaient, Abigaël essaya de sourire. Frédéric ne la lâchait pas des yeux.
— Excuse-moi, j’avais oublié…
Elle se rendit à la salle de bains et ferma la porte à clé, chancelante. Elle appuya ses deux mains sur le lavabo, la tête entre les épaules, convaincue que Frédéric lui mentait.
Enfermée dans la salle de bains, Abigaël leva les yeux vers l’armoire à pharmacie fermée. Sortit la clé du tiroir, déverrouilla, ouvrit la porte et la poussa sans prendre garde à bien l’enfoncer. Cette dernière finit par se rouvrir au bout de quelques secondes. Combien de fois Abigaël avait-elle retrouvé cette porte entrouverte, pourtant certaine de l’avoir correctement fermée ? Combien de fois avait-elle mis cela sur le compte de sa mémoire, de ses rêves ?
Et si Frédéric avait fourré son nez là-dedans ? Et si…
Non, elle ne pouvait pas y croire. Il ne s’agissait que de terribles coïncidences. Pourquoi Frédéric lui mentirait-il pour les bandes dessinées ? Était-il possible qu’elle ait, encore une fois, tout imaginé ?
Elle resta longtemps immobile, le regard rivé sur les flacons de Propydol. Cette drogue utilisée par son père à son insu pour l’endormir avant l’accident. Ce médicament capable, à l’instar de la drogue du violeur, de provoquer des trous noirs si on en prenait une trop grande quantité.
Et si Frédéric l’avait droguée, lui aussi ?
Non, elle déraillait. Dans quel but aurait-il fait une chose pareille ? Il l’avait sortie de l’ornière, aidée à remonter la pente, avait sacrifié son temps afin qu’elle puisse simplement vivre. Et il l’aimait, l’aimait vraiment. Sans lui, elle ne s’en serait jamais tirée.
Mais Abigaël n’en démordit pas, pensant à ces dernières semaines où sa mémoire l’avait abandonnée, où rêves et réalité s’étaient confondus. Les réveils inopinés dans une salle d’attente, ou sur la plage… Les journées complètes qui disparaissaient de sa tête. L’impression que la vérité lui échappait chaque fois qu’elle l’approchait d’un peu trop près.
Dans la pharmacie, encore deux flacons neufs en stock, et un autre entamé. Elle hésita longuement avant de s’emparer de ce dernier, de vider le contenu dans le lavabo puis, avec le compte-gouttes, de le remplir d’eau à peu près au niveau d’origine. Son geste lui faisait mal mais… elle voulait être certaine.
Elle inscrivit, sur la notice de la boîte de Dafalgan, le contenu du flacon « 237 gouttes, le 23 juin », la replia et la cacha au fond de son emballage. Remit le flacon de Propydol bien en évidence dans l’armoire. Referma et replaça la clé dans le tiroir.
Soudain, la poignée tourna. Abigaël sursauta.
— Depuis quand tu t’enfermes ? demanda Frédéric en frappant doucement sur la porte.
Direction la douche, le robinet tourné à fond.
— Je n’ai pas fait attention. Je suis sous l’eau, j’arrive, je n’en ai pas pour longtemps.
— Je serai dans la chambre.
Elle se glissa vite sous l’eau tiède. Se savonna et pensa encore à l’hématome sur son omoplate. Il résultait forcément d’un contact physique, d’un choc. Et si certains de ses rêves n’en étaient pas ? Et si elle avait vraiment été frappée dans le dos ? Et si elle avait vraiment voulu se rendre à Quimper en train — pour rencontrer Gentil une première fois —, mais qu’on l’ait droguée avec une dose de Propydol suffisante pour provoquer l’oubli ? Et si elle était vraiment allée dans le bois déterrer la valise de drogue ?
Des pensées si terribles qu’Abigaël en avait mal au crâne. Non, impossible, pas Frédéric… Elle se trompait.
Et, comme une évidence, elle pensa alors aux tisanes qu’il préparait tous les soirs depuis qu’elle s’était installée chez lui. Au soin particulier qu’il prenait à ce qu’elle les boive.
Et si c’était pour cette raison qu’il la voulait à ses côtés ?
Il fallait qu’elle se calme et gagne la chambre sans que Frédéric se doute de rien. Elle devait paraître normale, seul moyen de savoir. Puis elle eut une autre inquiétude : Frédéric avait déjà préparé les tisanes. Et il était venu dans la salle de bains. Par conséquent, il avait peut-être pris une dose de Propydol pour la mélanger à la boisson.
Et peut-être que de nouveau elle se réveillerait sans savoir. En ayant oublié ses recherches et que la vérité sur l’affaire Freddy était là, toute proche. En ayant même oublié que Frédéric la droguait. Et alors, il lui raconterait ce qu’il voudrait. Et tout recommencerait de zéro.
Qui sait si cela s’était déjà produit ?
L’impression d’être Sisyphe poussant son rocher vers le haut, avant que celui-ci retombe. Un éternel recommencement.
Elle laissa couler l’eau, s’enveloppa dans une serviette, s’essuya rapidement pour chasser sa chair de poule. Très vite, elle ressortit la notice du Dafalgan caché dans l’armoire, y ajouta des instructions, puis en déchira un morceau vierge et y inscrivit : « Urgent. Prends la notice du Dafalgan dans l’armoire à pharmacie et lis-la. »
Ensuite, elle le plia et le glissa dans sa culotte.
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