Elle regarda autour, vérifia de n’avoir commis aucune erreur. Bon Dieu ! Elle avait failli oublier… Elle mit de l’eau dans son gobelet et la versa dans le lavabo : pas de prise de Propydol ce soir, mais il fallait lui faire croire que le verre avait été utilisé.
Une longue inspiration. Lorsqu’elle ouvrit la porte de la salle de bains, Frédéric se tenait juste derrière et la fit sursauter.
— Oh, tu m’as fait peur !
Il la regarda d’un drôle d’air, puis jeta un coup d’œil dans la salle de bains. Vers le lavabo.
— Tu as été drôlement longue.
— La journée l’a été tout autant. Ça m’a fait du bien de rester sous l’eau chaude.
Elle s’efforça de lui sourire, puis se dirigea vers la chambre, écrasée par le poids du regard de Frédéric dans son dos. Paranoïa ou réalité ? Les tasses de tisane fumante les attendaient sur les tables de nuit. Abigaël sentit sa gorge se serrer mais ne dit rien. Peut-être avait-elle fait une bêtise en lui parlant des bandes dessinées. À présent, elle était persuadée qu’il épiait chacun de ses gestes.
Une simple hésitation, une variation dans le rituel, et il saurait.
À moins qu’elle ne se fût trompée. Elle l’espérait de tout son cœur.
Frédéric gagna sa place et, assis sur le lit, prit sa tasse. Il but une gorgée, comme pour l’encourager à faire de même.
— Je crois que tu tiens quelque chose de vraiment solide avec cette histoire de centre du sommeil, dit-il. Si j’arrive à retrouver son nom et la période où tu étais là-bas, il y aura moyen de se procurer une liste de patients parmi laquelle se trouvait peut-être Freddy. On recoupe ça avec la liste du personnel du centre de vacances. Peut-être qu’une identité ressortira. On le tiendrait, Abigaël, on tiendrait enfin Freddy. Tu te rends compte ? On pourrait coincer ce salopard.
Son regard s’évada quelques instants. Il fixa le mur, droit devant. Abigaël n’arrivait plus à l’imaginer autrement que comme l’homme qui cherchait à lui nuire. Mais il lui semblait tellement sincère.
Elle attrapa sa sous-tasse. Elle choqua légèrement la porcelaine lors du mouvement. Frédéric ne la quittait pas des yeux.
— Tu as l’air nerveuse. Tu ne vas pas passer la nuit devant l’ordinateur, j’espère ? Tu as pris ton médicament ?
— Bien sûr.
Elle devait se calmer coûte que coûte. Et boire sa tisane, parce qu’elle était censée s’endormir bientôt. Frédéric lorgna ses jambes fines et fuselées sous sa nuisette. Il approcha sa main de son entrecuisse, Abigaël se raidit.
— C’est du grand n’importe quoi, ces tatouages. Tu n’avais pas besoin de ça. J’étais là, moi.
— Je sais, mais…
— Quand tout sera terminé, on les fera disparaître, d’accord ?
Elle acquiesça.
— Oui. Promis.
— Embrasse-moi.
Elle plaqua ses lèvres contre les siennes et ne ressentit que du dégoût, puis s’efforça de lui sourire. Ses grands yeux de chat la terrorisaient. Elle se réfugia dans sa tasse et but une gorgée de tisane. Puis deux, puis trois. Se coucha sur le côté… La main de Frédéric sur son épaule, qui pouvait, pendant son sommeil, venir serrer sa gorge et la tuer… Elle ferma les yeux, se concentra sur le papier caché dans sa petite culotte et espéra, en cas de perte de mémoire, qu’elle le retrouverait. Parce que, si ce n’était pas le cas…
Après quelques minutes, tout se mit à tourner sous son crâne. Des nuages de phosphènes explosaient sous ses paupières, des vagues de lumières giclaient. Un voyage violent, radical, les effets d’une dose importante de Propydol, sans aucun doute.
Abigaël eut le temps de penser que l’homme à ses côtés était sans doute un monstre.
Puis, alors qu’elle sombrait, l’oubli s’insinua dans chaque cellule de son organisme.
Abigaël émergea avec l’impression d’avoir avalé une poignée de gros sel. Elle crevait de soif et son haleine sentait la vodka. Draps trempés. Elle peina à s’arracher de l’étau du sommeil et tâtonna sur le côté. Place vide. Le réveil indiquait 13 h 22.
Elle voulut se lever mais ressentit une vive douleur au niveau du ventre. Nuisette collée à sa peau, auréolée de taches rougeâtres. Du sang. Elle hurla en essayant de décoller le tissu du bout des doigts. L’impression qu’on lui enfonçait un scalpel dans la chair. Que lui arrivait-il ?
Elle se dirigea au ralenti vers la salle de bains, incrédule, et humidifia le tissu pour le séparer plus facilement de sa peau. Puis souleva son vêtement avec délicatesse.
Elle faillit tourner de l’œil. Son abdomen, quadrillé de fines entailles. Quand s’était-elle infligé un tel supplice ? Pourquoi ? Et surtout, pour quelle raison n’en gardait-elle aucun souvenir ?
Mâchoires serrées, elle se déshabilla. Frédéric était-il au courant de ces mutilations ? Pourquoi empestait-elle l’alcool ? Elle attrapa des compresses, du désinfectant et des pansements, et se soigna du mieux possible. Elle regarda l’intérieur de sa cuisse, les tatouages, « Léa aurait dû être la 4 ». Il n’y en avait pas de nouveau qui aurait pu expliquer la raison de ces marques.
Les aiguilles, les brûlures de cigarette, et maintenant, les mutilations à l’arme blanche. Escalade dans l’horreur. Souvenirs en vrac. Perdue, elle se jeta sur son téléphone portable. Composa le numéro de Frédéric, qui ne lui répondit pas. Elle lui laissa un message, paniquée : « Frédéric, je dois comprendre ce qui m’arrive. S’il te plaît, rappelle-moi vite ! C’est URGENT ! » Dans la foulée, elle essaya de joindre Patrick Lemoine et Gisèle. Aucune réponse.
Lorsqu’elle ôta sa culotte également ensanglantée, elle vit un petit papier tomber par terre. Il était plié et venait de l’intérieur de son sous-vêtement.
Urgent. Prends la notice du Dafalgan dans l’armoire à pharmacie et lis-la.
Son écriture… Un message destiné à elle-même, caché au cœur de son intimité. Pourquoi ? Abigaël n’y comprenait rien. Elle trouva la boîte de médicaments et découvrit un texte écrit de sa propre main en tout petit :
237 gouttes, le 23 juin.
Sommes le 23 juin, 23 h 47.
La bouteille de Propydol entamée contient 237 gouttes d’eau.
Ce qui suit est la stricte vérité : si tu lis ce texte sans comprendre, si tu ne sais plus, ne te souviens plus, c’est que Frédéric te drogue avec le Propydol, et ce depuis longtemps. Je ne sais pas depuis quand ni pourquoi, à toi de le découvrir.
Mais rappelle-toi, le double rêve imbriqué avec le train. Je crois que tu voulais vraiment aller à Quimper voir Gentil, mais Frédéric a volontairement tout effacé de ta tête. Il en est peut-être de même avec la valise de cocaïne de papa. Tout cela a peut-être existé. Concernant Quimper, il y a forcément une trace de l’achat du billet de train, je n’ai pas eu le temps de vérifier. Cherche et trouve.
Autre chose à ne pas oublier : consulter ton dossier médical. Es-tu allée dans un centre du sommeil avant tes 13 ans dans les Pyrénées ou ailleurs dans les montagnes ? Si oui, probable que tu y aies rencontré Freddy, et que lui aussi souffrait d’un trouble du sommeil… Il t’en veut à mort, comme il en veut aux autres parents.
Tu n’y comprends certainement pas grand-chose, mais agis. C’est la priorité absolue !
Abigaël resta immobile, abasourdie, vidée. Elle dut s’asseoir et se relire plusieurs fois. Frédéric… Elle ne pouvait pas y croire. L’auteure de ces mots — son autre elle-même d’avant la nuit — s’était trompée, forcément. Était-ce la raison de ses mutilations ? Une volonté de graver sur son corps la présence d’un danger ?
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