— C’est par ici que ça se passe.
Elle lui indiqua un écran d’ordinateur posé sur une planche, entre deux tréteaux.
— Plutôt que de te casser les pieds avec des tableurs Excel, j’ai préféré te concocter une démo qui te permettra de saisir l’idée en moins de trois minutes.
Elle alluma l’écran.
Le dessin d’un fourgon occupé par deux hommes apparut.
Alex reconnut au premier coup d’œil la marque du véhicule et le logo de son entreprise sur le flanc. Le trait, blanc sur fond noir, était précis et les dimensions étaient respectées.
Julie le questionna.
— Tu es prêt ?
Sa curiosité eut raison de sa défiance.
Il se pencha vers l’écran.
Elle enfonça une touche du clavier.
Le fourgon s’ébranla et se lança sur une route représentée par deux lignes parallèles.
Alex était stupéfait.
— C’est dingue ! C’est Walt Disney qui a fait ça ?
Elle répondit avec désinvolture.
— Une animation en 3D, réalisée sur Videoscape. C’est un peu rudimentaire, je dois encore apprivoiser la bête, mais pour une première esquisse, je pense que ça devrait aller.
Elle posa ses fesses contre le mur, croisa les bras et jeta un regard complice à Franck. L’animation était assez explicite pour ne pas nécessiter de commentaires.
Scotché à l’écran, Alex n’en croyait pas ses yeux.
Quand la séquence prit fin, il se tourna vers Franck et désigna Julie du doigt.
— C’est elle qui a fait ça ?
Franck acquiesça.
— Toute seule.
— Où tu l’as trouvée ?
Franck leva les yeux au ciel.
— Il me l’a envoyée.
Julie vint s’asseoir sur les genoux de Franck, passa un bras autour de son cou et s’adressa à Alex.
— Julie Narmon, enchantée.
Elle tendit sa main droite, paume ouverte.
Alex s’approcha et fit claquer sa main dans la sienne.
— Alex Grozdanovic, conquis.
La glace était rompue.
Franck éclata de rire.
— Je savais que Julie te plairait.
Alex n’en revenait pas.
— Je n’aurais jamais imaginé un truc pareil. C’est génial. Ça a l’air tellement simple. Vous êtes sûrs que ça va marcher ?
— Tout est calculé. Nous devrons nous procurer le matériel, engager les deux gars dont je t’ai parlé et faire quelques tests avant de passer à l’action. Avant ça, il faut créer la boîte. Ce sera notre couverture. Quand elle sera opérationnelle, on se fera un premier fourgon.
Alex se tenait au milieu de la pièce, les bras ballants.
— C’est fou.
Julie quitta les genoux de Franck et se dirigea vers le frigo.
— Je te sers quelque chose, Alex ? Une bière, de l’eau, un remontant ?
— De l’eau, c’est bien.
Il fronça les sourcils et s’adressa à Franck.
— Le truc a l’air simple sur l’écran, mais ça demande une bonne coordination, tout se joue au quart de seconde. Comment tu comptes synchroniser le travail de chacun ?
Franck lui adressa un clin d’œil.
— J’aurais été déçu si tu ne m’avais pas posé la question. Tu as déjà assisté à un concert de musique classique ?
Alex haussa les épaules.
— Moi dans une salle de concert ? Au milieu de snobinards en smoking et de femmes coincées ? Quand j’étais petit, mon père m’obligeait à regarder le concert du Nouvel An à la télé, ça a suffi à me dégoûter à vie de ce genre de musique.
— Dans certains orchestres symphoniques, tu peux avoir jusqu’à cent musiciens qui jouent ensemble. Si un de ces types se trompe de note, tout est foutu. Comment font-ils pour jouer la bonne note à la bonne seconde ?
— Ils consultent leur papyrus et regardent le pingouin qui gesticule devant eux.
— La partition et le chef d’orchestre, tu veux dire.
Il prit le cahier et le tendit à Alex. À première vue, le livret ressemblait à un cahier ordinaire, mais il s’ouvrait comme un accordéon.
Alex le déplia sur une trentaine de centimètres.
— Je ne vois pas où tu veux en venir.
Franck le laissa poursuivre l’examen pendant quelques instants.
L’idée lui était venue alors qu’il travaillait La Truite , le célèbre quintette de Schubert. Les feuillets contenaient cinq portées. Chaque portée était attribuée à un membre de l’équipe et spécifiait les actions qu’il devait mener. Elles étaient divisées en mesures de quatre temps d’une durée d’une seconde chacun.
Franck interrompit la méditation d’Alex.
— Chacun de nous saura ce qu’il doit faire, seconde par seconde. Il devra jouer la bonne.
Alex déplia quelques plages supplémentaires.
— C’est long.
— La durée nécessaire. À soixante pulsations par minute, le tempo d’un bel adagio.
Alex reprit le document, ébahi.
— On ne peut pas se trimballer avec ton papelard sur le terrain.
— Les meilleurs musiciens jouent sans partition. Ils se sont entraînés à la jouer des centaines de fois et la connaissent par cœur. Nous ferons la même chose.
Alex retourna le carnet dans ses mains, l’air réjoui, comme un gamin découvrant un nouveau jouet.
— C’est dingue.
Certaines journées filent à une vitesse vertigineuse.
Je suis absorbé dans l’étude de mes dossiers depuis ce matin.
À midi, j’ai avalé un sandwich en vitesse, tout en continuant à travailler. Je ne me suis levé que pour prendre un café ou satisfaire un besoin naturel.
Cet acharnement m’a permis d’avancer sur le cas qui passera aux assises de Nivelles dans une vingtaine de jours. Je me sens prêt, même si l’affaire est délicate et témoigne des bizarreries de la justice belge.
Lors d’un congé pénitentiaire, un détenu débarque avec un comparse dans une société de location d’hélicoptère. Ils forcent le pilote à embarquer l’un d’eux pendant que l’autre tient en otage le propriétaire de l’entreprise. Le pilote prépare un appareil et décolle. Le détenu lui ordonne de se poser dans la cour de la prison d’Ittre pour faire évader l’un de ses condisciples. L’hélicoptère se pose et le caïd monte à bord, suivi par une dizaine de détenus qui s’accrochent à l’appareil. L’engin s’élève de quelques mètres avant de s’écraser. Une dizaine de personnes sont blessées.
L’apprenti pirate de l’air est condamné à neuf ans de prison et fait appel. On constate qu’une cour d’assises aurait dû statuer sur ce dossier en vertu d’une loi de 1937 relative au vol et à la destruction d’un aéronef.
En conclusion, le détenu ne risque plus neuf, mais vingt à trente ans de prison.
Un vrai quitte ou double.
Le procès durera au mieux une semaine, peut-être dix jours. J’ai demandé à mon client de reconnaître les faits, de faire profil bas et de répondre poliment à la présidente de la Cour.
Je range mes dossiers, éteins l’ordinateur et me prépare à partir du bureau.
Je repense au dîner d’avant-hier, avec Leila. Le vin nous avait rendus joyeux, j’étais parvenu à me détendre.
Quand j’étais devant chez elle, elle s’est penchée vers moi et m’a donné un baiser, plus appuyé que la première fois. Elle m’a demandé si je voulais monter pour bavarder un peu. Je me suis entendu répondre que je n’étais pas encore prêt, que j’étais désolé.
Elle n’a pas insisté.
J’aurais pu m’en tirer avec un trait d’humour ou une pirouette. Le prétexte d’une soudaine migraine aurait été moins affligeant que ce pitoyable : « Je ne suis pas encore prêt. »
« Prêt » à quoi ?
Je sors du bureau à 19 h 15.
Je m’arrête au Déli, me choisis un plat et me range dans la file, derrière les divorcés, les célibataires et les bourreaux de travail.
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