Leila est au rendez-vous.
Dès que je sors de la voiture, elle se précipite, un parapluie à la main, et hausse la voix pour couvrir le bruit de la bourrasque.
— Si j’étais toi, je ferais l’impasse sur le chapeau.
J’ajuste mon Stetson d’un geste solennel.
— Il est conçu pour affronter les pires tempêtes. En revanche, ton parapluie risque de ne pas faire long feu.
Elle m’embrasse sur la joue.
— J’ai pris un taxi, je viens d’arriver. J’ai jeté un coup d’œil, ils sont occupés à fermer.
— J’ai téléphoné au père cet après-midi, il m’attend.
— Tu l’as prévenu que tu serais accompagné ?
— Je ne lui ai rien dit. On va jouer sur l’effet de surprise. Je lui dirai que nous travaillons ensemble et que j’ai proposé de te ramener chez toi. Il est inutile d’en dire plus. Je demanderai à lui parler en privé et tu resteras dans le magasin. J’espère que Youssef sera là et que tu arriveras à l’approcher.
Elle hausse les épaules avec fatalisme.
— Inch Allah .
Je lui offre mon bras.
— On y va ?
Elle s’y accroche et se blottit contre moi.
Dans la matinée, j’ai appelé Katja pour l’informer que je ne pourrais être des leurs ce soir. Je me suis contenté de lui dire que j’étais désolé. Elle a joué la carte de la désinvolture. « Tant pis, ce sera pour une autre fois, peut-être. »
Nous traversons la rue et entrons dans le magasin.
Youssef nous observe du coin de l’œil. Il a rentré les présentoirs et les aligne contre le mur. Ils sont détrempés. L’eau dégouline et forme des flaques.
Son père est derrière la caisse, absorbé dans ses comptes. Il a chaussé une paire de lunettes. L’une des branches est rapiécée à l’aide d’un sparadrap.
Il relève la tête, l’air sombre.
— Bonsoir, maître.
— Bonsoir, monsieur Bachir.
Il ôte ses lunettes et dévisage Leila.
J’anticipe.
— Leila Naciri est une de mes consœurs. J’ai proposé de la ramener, elle n’habite pas loin d’ici.
Il hésite quelques instants.
— Vous avez bien fait, avec le temps qu’il fait, il vaut mieux ne pas sortir. Bonsoir, madame.
Elle lui sourit.
— Bonsoir, monsieur. Je vais attendre sagement que vous ayez terminé.
Il se détend, elle a gagné la partie.
— Si vous avez quelques achats à faire, mon fils peut vous servir.
Son sens du commerce tombe à point.
Leila embraie.
— Je ne voudrais pas vous déranger, il est déjà tard.
— Il n’y a pas de dérangement.
Il s’adresse à son fils et lui lance quelques mots.
Youssef délaisse le rangement et s’approche.
J’en profite pour faire diversion et m’adresse à son père.
— Pourrions-nous nous parler en privé ?
— Bien sûr, maître, suivez-moi.
Il m’emmène dans son capharnaüm.
Je jette un coup d’œil en direction de la pièce sombre, entre les armoires. La femme est là, assise dans la pénombre. Elle tient un objet sur les genoux. Ses mains s’activent. Je ne sais si elle tricote, si elle prépare une mayonnaise ou si elle égrène un tasbih , le chapelet des musulmans.
Adel Bachir m’indique une chaise.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
J’obéis, ôte mes gants et pose mon chapeau sur la table.
— Je suis allé voir Akim hier soir. Il ne risque rien où il est. Quand il ira mieux, il sera transféré à la prison de Saint-Gilles.
Il s’assied à son tour.
Ses yeux s’embrument.
— Quelle tristesse ! Je ne comprends pas.
Comme je le craignais, il part dans une longue litanie. Il revient sur son passé, son enfance en France, son arrivée en Belgique, la mort de sa première femme, l’éducation difficile de ses deux fils, les dérapages d’Akim, la prison, les bonnes résolutions en sortant, le mariage, l’enfant.
J’écoute en prenant mon mal en patience.
Lorsqu’il a terminé, je monte au créneau.
— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle il a été attaqué ?
Il secoue la tête.
— Non, aucune. Comment le saurais-je ?
— Akim fréquentait-il des Russes ?
Il fronce les sourcils.
— Des Russes ? C’est une question bizarre. Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Il semble que l’agression ait été menée par des Russes.
— Je ne vois pas.
Inutile d’approfondir.
— Quand je suis allé voir votre fils, il a prononcé un mot. Alex. C’est le seul qu’il a prononcé. Connaissez-vous quelqu’un qui s’appelle Alex ?
Il secoue la tête, sceptique.
— Alex ? Non, ça ne me dit rien du tout.
Je poursuis, avant qu’il ne me bombarde de contre-questions.
— Lors de ma visite en prison, avant son agression, il m’a dit qu’il voulait revoir sa femme et son fils. La police n’a pas réussi à la joindre. J’aimerais savoir où elle se trouve.
Il se rembrunit.
— Je ne sais pas où elle est, je vous l’ai déjà dit. Akim m’a dit de ne pas m’en occuper et de ne pas chercher à la contacter. Il n’a pas voulu me dire pourquoi.
— Vous ne m’aidez pas. Rachida sait certainement ce qui s’est passé. Il faut que j’arrive à lui parler. Je pense qu’Akim était menacé avant son intervention à la poste.
Il s’emporte.
— Je fais tout ce que je peux. Cette histoire me rend malheureux. Je me sens responsable, c’est mon fils. J’aime mes enfants. J’ai envie de revoir mon petit-fils et ma belle-fille. Ils me manquent tous.
Dans la pénombre, la femme lâche quelques mots d’un ton sec.
Il se lève aussitôt, l’air embarrassé.
— Je dois vous laisser, j’ai encore du travail. J’irai voir Akim à l’hôpital demain. S’il va mieux, j’essaierai de lui parler. Dès que j’ai du nouveau, je vous téléphone, c’est promis.
— Je vous remercie.
Il semble soudain pressé de me voir quitter les lieux.
Je tourne la tête vers la femme. Elle a arrêté de gesticuler. Elle est immobile dans la pénombre. Je suis certain qu’elle soutient mon regard.
Adel Bachir interrompt notre échange silencieux.
— Je vous raccompagne.
Sans un mot, nous retournons dans la boutique.
Leila et Youssef arrêtent de parler dès qu’ils nous aperçoivent. Ce dernier a une expression que je ne lui connais pas. Il a le visage ouvert, souriant. Il a préparé une caisse en carton dans laquelle sont disposés les achats de Leila.
Elle me regarde avec insistance.
Je serre la main à Adel Bachir.
— À demain, monsieur Bachir.
— À demain, si j’ai du nouveau.
Je prends la caisse de victuailles.
— Au revoir, Youssef.
Il me tourne le dos.
Leila ne me quitte pas des yeux. Je lis dans ses prunelles qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait.
Comme à son habitude, le patron du Tizi Ouzou m’accueille avec chaleur. Il me serre la main, me dit à quel point il se réjouit de me revoir et jette un coup d’œil interrogatif dans mon dos.
— Madame n’est pas là ?
— Non, madame n’est pas là.
Leila se faufile et le salue. Il met quelques instants pour réaliser que nous sommes ensemble, hoche la tête et m’indique une table.
— Là, ça ira ?
— C’est très bien.
L’ambiance s’est rafraîchie.
Il désapprouve ce qu’il pense être un écart conjugal de ma part.
Pendant que j’ôte mon manteau, Leila échange quelques mots avec lui en arabe. Ils ont l’air de se connaître. Leur conversation terminée, il tourne les talons et repart vers la cuisine.
Nous prenons place sans un mot.
Elle interrompt le silence embarrassé.
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