Il m’interrompt.
— Il aurait pu être tué. Il a eu de la chance, mais ils vont recommencer et la prochaine fois, ils le rateront pas.
— Qui ça, ils ?
Il hausse les épaules avec dédain, comme le fait son frère.
— Vous n’avez qu’à lui demander.
— C’est votre frère, vous le connaissez. Il a peur de passer pour une balance. Je ne cherche qu’à l’aider.
— Je peux rien vous dire de plus.
Inutile d’insister.
Je lui tends l’une de mes cartes de visite.
— Si vous voulez me parler ou me poser des questions, je suis joignable. Même au milieu de la nuit.
Il empoche la carte sans un mot et poursuit sa route.
Quelques mètres plus loin, le couloir dessine une courbe. Un jeune flic est assis en équilibre sur une chaise devant l’une des portes, une gazette à bout de bras.
Il m’aperçoit, replie son journal et se lève.
Il ne doit pas avoir plus d’une vingtaine d’années. Son uniforme est trop large et sa chemise mal boutonnée. Il fait un pas dans ma direction, pose une main sur la crosse de son arme et me dévisage d’un air qu’il veut intimidant.
— Je peux vous aider ?
— Jean Villemont, je suis l’avocat de M. Bachir.
Il me jauge, le sourcil soupçonneux. Il n’imagine pas qu’un avocat puisse être ainsi attifé, ganté et chapeauté comme je le suis.
À toutes fins utiles, il sort une liste de sa poche et la passe en revue tout en continuant à m’examiner à intervalles réguliers.
— Je vois. Vous avez une pièce d’identité ?
Je m’exécute.
Il incline la tête.
— C’est bon. Allez-y.
Je pousse la porte de la chambre.
Deux lits occupent la pièce. Le premier est vide. Akim Bachir est allongé dans le second, du côté de la fenêtre. Il est couché sur le dos, les yeux fermés, des tuyaux en plastique lui sortent de partout.
Un maton est à ses côtés, affalé dans un fauteuil entre les lits. Il regarde la télévision, les yeux mi-clos.
— Monsieur ?
— Bonsoir. Je suis l’avocat de M. Bachir.
Le regard qu’il promène sur ma tenue signifie qu’il pense la même chose que le planton.
— Bonsoir, maître. Vous voulez que je sorte ?
Je désigne Akim du menton.
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Comment va-t-il ?
Il fait la grimace.
— Il est dans le cirage. J’ai l’impression que les infirmières lui donnent des trucs pour dormir. Parfois, il ouvre les yeux et il baragouine quelques mots d’arabe. J’ai pris mon tour de garde à 6 heures, je peux pas vous en dire plus.
Je m’approche du lit et prends la main d’Akim.
Ses paupières se mettent à trembler.
— Bonsoir, Akim. C’est Jean Villemont.
Il ouvre les yeux et fixe le plafond.
Après quelques instants, il passe sa langue sur ses lèvres et referme les yeux.
J’ai l’impression qu’il veut me dire quelque chose.
— J’ai vu Youssef en arrivant. Il m’a dit qu’il ne savait pas où se trouve Rachida. Voulez-vous que j’essaie de la contacter ?
Il pousse un gémissement, mais n’arrive pas à articuler le moindre mot.
— J’ai parlé à la juge d’instruction. Vous ne retournerez pas à Forest. Quand vous serez rétabli, vous irez à Saint-Gilles.
Il déglutit, ouvre les yeux, les referme.
— Vous serez en sécurité à Saint-Gilles, mais il faut qu’on sache d’où vient la menace.
Il rouvre les yeux, tourne légèrement la tête vers moi.
— Qui vous en veut, Akim ?
Il fuit le contact visuel et semble explorer la pièce à la recherche d’un objet.
— Pourquoi vous a-t-on agressé ?
Il geint, fait un effort pour pivoter davantage la tête.
Du menton, il m’indique quelque chose.
Je jette un coup d’œil dans la direction.
— Le gardien ?
Il secoue la tête, remue une nouvelle fois le menton.
— Vous voulez que j’appelle l’infirmière ?
D’un mouvement de tête, il rejette ma suggestion.
Une idée me vient.
— La télévision ?
Il acquiesce.
— J’ai compris, Akim, la télévision. C’est ça ?
Il opine, remue les lèvres, mais aucun son ne sort.
Après un temps, il referme les yeux et déglutit.
Je me penche, colle mon oreille contre sa bouche.
— J’écoute, Akim. Que voulez-vous me dire ?
Dans un souffle, il prononce un mot, un seul.
— Alex.
Alex.
Il est 21 h 30 quand je sors de l’hôpital Saint-Pierre.
Le mot continue de tourbillonner dans ma tête.
Alex.
Qu’a-t-il voulu me dire ?
Je monte dans ma voiture et prends mon téléphone.
Les règles de savoir-vivre stipulent qu’il faut éviter de téléphoner après 20 heures, sauf s’il s’agit d’un cas de force majeure. Si on connaît bien la personne, il est toléré de l’appeler jusqu’à 21 heures. Les moins de vingt-cinq ans estiment quant à eux qu’il est correct de téléphoner jusqu’à 22 heures.
Je compose le numéro de Leila.
Il est passé 20 heures, ce n’est pas un cas de force majeure, j’ai plus de vingt-cinq ans et je la connais à peine.
Elle décroche et ne me laisse pas le temps de présenter les excuses de circonstance.
— Bonsoir, Jean. Comment vas-tu ?
— Bonsoir, Leila. Je sais qu’il est tard, mais j’ai un service à te demander.
J’aurais dû commencer par échanger quelques civilités, lui demander comment elle allait, revenir sur la soirée de samedi chez Patrick, la questionner sur son week-end ou lui parler du baiser qu’elle m’a offert.
— Bien sûr. Comment puis-je t’aider ?
Je fais un effort pour paraître détendu.
— Ma question va te paraître étrange.
— On verra bien.
— En arabe, le mot alex veut-il dire quelque chose ?
— Alex ?
— Oui.
Elle répète plusieurs fois le mot.
— Tu es sûr que c’est un x à la fin ?
— Je pense bien.
— Rien devant, rien derrière ?
— Non. Alex.
Elle soupire.
— Alex, sans rien de plus, je ne vois pas. Je n’ai pas l’impression que c’est de l’arabe. C’est peut-être le prénom, tout simplement. Tu me donnes quelques éléments sur le contexte ?
Je lui retrace l’affaire dans les grandes lignes, en mettant l’accent sur la disparition de la femme d’Akim, l’agression dont il a été victime, ma visite de ce soir à l’hôpital et son geste vers la télévision.
— C’est peut-être un de ses amis. Il faudrait voir s’il y a un Alex dans la liste des personnes qui l’ont visité en prison. Cela dit, je ne vois pas de rapport avec la télévision.
— Les deux ont l’ait d’être liés. Alex et télévision.
— Bizarre. C’est étrange que sa femme ne donne pas signe de vie. D’après ce que tu me dis, elle est partie avec son fils. Je ne comprends pas pourquoi son beau-père et son beau-frère prétendent ne pas savoir où elle est.
— C’est un mystère. Ils savent sûrement quelque chose, en tout cas le frère, mais il ne veut pas m’en parler.
J’ai à peine terminé ma phrase qu’une idée me vient.
Elle suit le cours de ma pensée.
— Tu veux que j’aille le voir ? En lui parlant en arabe, il va peut-être en dire davantage.
— Ce n’est pas ce que j’avais en tête en t’appelant, mais ça me paraît une bonne idée.
— On ne risque rien, mais je ne peux pas débarquer chez lui à l’improviste. Il faudrait qu’on y aille ensemble.
— Le père tient une épicerie, Youssef, le frère d’Akim, travaille avec lui. Nous pourrions débarquer tous les deux. Je parlerais au père pendant que tu essaierais d’amadouer le frère. Je suis gêné, c’est du boulot en plus.
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