— C’est qui, ce mec ?
— Jean-Luc Bradfer, le bourgmestre. Ils lancent un appel d’offres pour sous-traiter l’entretien de leurs espaces verts. Le marché est gigantesque, mais un chantier de cette importance demande du personnel à gogo et une grosse infrastructure. On n’a aucune chance. Pourquoi ?
— Je le connais. Il baise une de mes copines.
Franck bondit.
— Tu es sûre que c’est lui ?
Julie soupira.
— Marjorie habite à deux pas d’ici. J’ai fait une partie de mes études avec elle. Elle me parle de lui chaque fois que je la croise. Je l’ai aperçu quelques fois, quand il vient la chercher dans sa grosse bagnole. Il met des lunettes de soleil pour passer incognito. C’est bien la peine, je l’ai reconnu au premier coup d’œil.
— Il est marié ?
— Marié, deux enfants. Il lui a promis qu’il allait quitter sa femme pour elle. Ça fait deux ans que ça dure et rien n’a bougé, mais elle continue à y croire. Quand elle me parle de lui, elle l’appelle Chouchou ou des trucs du genre. Elle m’a juste dit qu’il avait un poste important en politique.
— Ils se voient souvent ?
— Une ou deux fois par semaine.
Dans l’après-midi, Franck examina avec attention le cahier des charges et entama la rédaction d’une offre. Le lendemain, Julie téléphona à Marjorie pour lui proposer un déjeuner.
Dès qu’elle eut raccroché, elle se tourna vers Franck.
— Je déjeune avec elle vendredi. Je lui ai d’abord proposé jeudi, mais elle voit Chouchou à midi.
Le jeudi, Franck se gara à proximité du domicile de Marjorie et guetta l’arrivée du bourgmestre en espérant qu’aucun changement n’était intervenu.
Quelques minutes avant midi, une Mercedes noire remonta la rue à faible allure et lança un bref coup de klaxon. Après quelques instants, une jeune femme élégante traversa à la hâte et s’engouffra dans le véhicule.
Franck démarra et les prit en filature. La voiture prit la direction du centre, longea l’avenue Louise, ressortit à hauteur du boulevard de Waterloo et s’enfonça dans le parking de l’hôtel Hilton. Franck fit le tour du quartier et descendit à son tour dans le parking. Il repéra la Mercedes de Bradfer et se parqua à quelques mètres. Il inclina le dossier, s’allongea et prit son mal en patience.
Les amants réapparurent trois heures plus tard.
Franck sortit de sa voiture et se positionna devant la borne de paiement. La Mercedes arriva à sa hauteur et Bradfer fit descendre la vitre.
— Qu’est-ce qui se passe ? La barrière est en panne ?
Franck lui présenta son plus beau sourire.
— Bonsoir, monsieur Bradfer.
L’homme blêmit.
Franck se pencha et jeta un coup d’œil à l’intérieur de la voiture.
— Bonsoir, mademoiselle.
Le bourgmestre n’en menait pas large.
Il bredouilla d’une voix tremblante.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— J’ai répondu à votre appel d’offres. Ce marché me tient à cœur et je tenais à vous remettre ma proposition en mains propres.
L’homme le fouilla du regard avec un soulagement mêlé de colère.
— Vous pensez que me menacer est la bonne méthode ?
Franck éluda la question et lui tendit une enveloppe.
— À l’article onze, je mentionne douze travailleurs. Pour tout dire, ce sont en grande partie les vôtres. Je m’engage à recruter vos meilleurs éléments. Vous éviterez un drame social et des frais de licenciement. En plus, ça vous donnera la garantie d’avoir des gens qui connaissent vos infrastructures. J’espère que nous aurons le plaisir de nous revoir très bientôt. Bonsoir, monsieur Bradfer.
Il se pencha en avant.
— Mademoiselle.
Bradfer introduisit le jeton de sortie et démarra en trombe.
Franck reprit le chemin de Vert d’experts. Sa journée n’était pas terminée. Il avait rendez-vous avec Cirilli pour le convaincre de les rejoindre, lui faire accepter la présence de Julie et tempérer ses velléités guerrières.
Lorsque Cirilli et Alex débarquèrent, Franck était assis au milieu de l’entrepôt, en équilibre sur les deux pieds d’une chaise.
Cirilli s’approcha.
— C’est toi, Franck ?
Franck inclina la tête.
— En personne. Alex m’a dit que tu étais prêt à travailler avec nous, mais que tu ne voulais pas de nana et que tu exigeais du matos dernier cri, c’est exact ?
Cirilli opina.
— Ce sont mes règles. Sinon, tu vas te faire foutre.
Franck se leva.
— Je respecte tes règles, et j’en ai aussi.
Cirilli s’avança en roulant des épaules.
— Lesquelles ?
Franck avança d’un pas et lui décocha un violent coup de pied dans l’entrejambe. L’Italien poussa un cri rauque, se plia en deux et tomba à genoux. Son visage virait au rouge et les yeux lui sortaient des orbites.
Franck s’agenouilla auprès de lui.
— Règle numéro un, c’est moi qui fixe les règles.
Cirilli ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit.
Franck poursuivit.
— C’est avec la nana et sans ton arsenal de Rambo. À prendre ou à laisser. Tu as cinq secondes pour te décider.
Alex approcha, la mine réjouie, et s’agenouilla à son tour auprès de l’Italien.
— Je savais que Franck parviendrait à trouver les bons arguments. Alors ? Ta décision ?
Cirilli chercha l’air, cracha un jet de salive et les dévisagea tour à tour.
— Enculés.
38
D’où est parti l’incendie
Rasé de frais, l’uniforme beige irréprochable, Maurice Kooning entre dans le parloir et contourne le bureau comme s’il slalomait entre les tables dans une réception mondaine.
— Maître Villemont, quelle surprise ! Ça fait un bail que vous n’êtes pas venu me voir. Vous venez recueillir mes dernières volontés ?
La prison d’Ittre a la réputation d’être le rendez-vous de la fine fleur du banditisme, le repaire des « beaux mecs », comme les appellent les flics. Maurice Kooning en est une des figures emblématiques.
Il frise les quatre-vingts ans, dont près de vingt-cinq passés derrière les barreaux. Condamné pour une série de braquages, certains sanglants, il a également été suspecté d’avoir fait disparaître quelques-uns de ses rivaux. Maurice est un truand à l’ancienne. Il a ses règles et tient à ce qu’elles soient respectées. Malgré son âge avancé, les détenus de tous bords continuent à le craindre.
Courtois, un brin condescendant, il entretient des rapports cordiaux avec les gardiens. Il les vouvoie et exige le même traitement en retour.
Il résume le mode de fonctionnement de la prison à l’aide d’un postulat imagé.
« Les matons, si tu les fais pas baver, ils te font pas baver. Si tu les fais baver, ils te font baver. Tu peux remplacer baver par un verbe de ton choix. »
J’ai appris récemment qu’il souffrait d’un cancer du côlon et que les perspectives étaient peu encourageantes.
— Ne parlez pas de malheur, la ministre de la Justice compte sur votre présence pour l’inauguration de la prison de Beveren.
Il s’assied, ôte sa montre et la pose sur la table.
— J’ai entendu dire qu’il y aura Internet et qu’il sera possible de louer des films.
— C’est exact. En plus, les détenus pourront consulter en ligne les dossiers judiciaires qui les concernent. Ce sera une première mondiale.
Il soupire.
— Vous êtes un rabat-joie, vous ne pensez qu’au travail. Je suppose que c’est la raison de votre visite. En quoi puis-je vous être utile ?
— J’ai besoin de votre aide sur un dossier.
Il fronce les sourcils.
— Pour usage interne ?
— Bien entendu.
Les avocats ne savent pas dans quelle prison se trouve un détenu ni où il a purgé sa peine.
Читать дальше