— En début d’année, Akim Bachir confie à son frère qu’il a des ennuis et que son passé le rattrape, mais ne lui donne pas de détails. Quelques jours plus tard, alors qu’ils se promènent, Akim reçoit l’appel d’un homme qui lui dit qu’il doit prendre contact avec un certain Alex. Nous sommes d’accord ?
Leila est assise, bras croisés, l’œil admiratif, un sourire aux lèvres.
Elle acquiesce.
— Jusque-là, nous sommes d’accord.
Je lui ai téléphoné dès mon départ d’Ittre. Je tenais à ce qu’elle soit la première informée de ce que j’avais appris. Elle m’a proposé de la rejoindre à son bureau.
— Je continue. Le mardi 19 février, Akim commet un braquage dans un bureau de poste à Anderlecht. Pendant son forfait, il téléphone à sa femme qui quitte en panique son domicile.
Elle réprime une grimace.
— Si tu souhaites être objectif, « en panique » est une interprétation du fait.
J’incline le buste.
— Objection retenue, votre honneur. Je rectifie, sa femme quitte son domicile dans les minutes qui suivent.
Elle se prend au jeu.
— Accordé. Poursuivez, maître.
— La police arrive sur les lieux et Akim est appréhendé. Certains témoins parlent d’une voiture qui se trouvait devant le bureau de poste, voiture dans laquelle il serait venu ou qui semblait attendre sa sortie. En fin de journée, il passe devant la juge d’instruction qui délivre un mandat d’arrêt. Il est envoyé à la prison de Forest le soir même. À la demande de son père, je le rencontre le lendemain matin, mais il se montre peu coopératif.
— C’est un euphémisme, si j’en crois ce que tu m’as dit.
Je balaie l’air d’un geste.
— Ce n’est pas son accueil qui me perturbe, mais le fait qu’il refuse de se faire assister par un avocat. Première bizarrerie. Le surlendemain, je visionne la vidéo du braquage. Je note, entre autres, qu’il porte des traces de coups sur le visage et qu’il regarde souvent vers l’endroit où se trouve la voiture dont les témoins ont parlé. Après avoir examiné plusieurs fois la séquence, je tire la conclusion qu’il ne cherchait pas à braquer ce bureau de poste, mais à fuir des hommes qui le poursuivaient.
Elle lève les sourcils.
— Extrapolation hasardeuse des faits doublée d’une conjecture basée sur des hypothèses non fondées.
Je souris.
— Pas faux, tu devrais devenir juge. Le futur va néanmoins me donner raison. Trois jours plus tard, Akim demande à être transféré d’urgence dans une autre prison. Je le rencontre et j’en déduis qu’il se sent menacé.
— Présomption légitime.
— Confirmée par les faits puisque le lendemain, il se fait agresser par plusieurs détenus qui le laissent pour mort. Le directeur de la prison me téléphone pour m’informer de ce qui s’est passé et présume que des détenus russes seraient à la base de l’attaque.
— Ce qui est pour le moins surprenant.
— En effet. Mardi, le lendemain de l’agression, je vais voir Akim à l’hôpital. Il est à moitié inconscient, mais il me reconnaît. Il m’indique la télévision et prononce un mot, Alex. Une heure plus tôt, on annonçait au journal télévisé que deux cadavres avaient été trouvés dans une voiture carbonisée et que la police reliait cette découverte au casse de Zaventem.
Elle se lève et se met à déambuler dans la pièce.
— À ce moment-là, personne ne savait qu’Alex Grozdanovic était l’un des deux cadavres.
— Tout à fait, on ne l’a appris qu’hier. Heureusement pour moi, tu as tout de suite fait le lien avec ce que je t’avais dit en sortant de l’hôpital.
— Parlons d’intuition féminine. Pour être sincère, j’ai failli ne pas t’appeler. Je ne voyais pas comment Bachir pouvait savoir trois jours avant la police qu’Alex Grozdanovic faisait partie des victimes.
Nous tournons dans la pièce comme des lions en cage.
— Sur ce, je me mets à la recherche d’un événement qui lierait Akim Bachir à Alex Grozdanovic et je constate qu’ils ont tous deux séjourné dans la même prison, à la même période. Je rencontre quelqu’un qui était incarcéré en même temps qu’eux, et il me confirme qu’ils se connaissaient et qu’il est fort probable qu’Akim Bachir ait aidé Alex Grozdanovic à s’évader. La boucle est bouclée. Fin de l’énoncé des faits.
Elle s’arrête.
J’en fais de même.
Nous sommes face à face, de chaque côté de la grande table ovale.
— Belle démonstration, Jean. Tu viens de lister les pièces du puzzle. Il nous reste à les assembler.
Je m’affale sur une chaise.
— Nous n’avons rien qui permette de le faire. Ce ne seraient qu’hypothèses, supputations et extrapolations.
Elle hausse les épaules et s’assied à son tour.
— Essayons quand même.
L’opiniâtreté dont font preuve mes consœurs me captive. Là où les hommes s’arrêtent, à court d’arguments rationnels, elles poursuivent la réflexion.
Elles sont souvent plus déterminées et plus fines que leurs homologues masculins.
— Tu as raison, rien ne nous empêche de tenter le coup. Commençons par la question cruciale. Comment Akim savait-il, avant tout le monde, que l’un des cadavres était Alex Grozdanovic ?
Elle ouvre les bras.
— Parce qu’ils étaient ensemble ce jour-là. Je ne vois que ça. Ils ont tous les deux participé au casse de Zaventem, mais quelque chose a mal tourné. Alex s’est fait tuer, mais Akim est parvenu à s’échapper.
La déduction est logique, mais je reste sceptique.
— Ça pourrait expliquer le message qu’Akim m’a demandé de transmettre à Youssef. Dites à mon frère que je suis vivant. En revanche, je ne vois pas Akim Bachir participant à un casse de cette ampleur. Ce n’est qu’un petit délinquant. Après avoir été le bouc émissaire de ses complices lors de ses premiers démêlés avec la justice, il est devenu le souffre-douleur des détenus. Je conçois mal que des braqueurs de haut vol recrutent un type comme lui. Quelle compétence peut-il leur apporter ?
— Alternative, il faisait partie de ceux qui ont éliminé Alex.
Le scénario me semble encore plus improbable.
— Akim aurait trahi ? Dans ce cas, on pourrait imaginer que Rachida était dans le coup et que le butin était chez eux. Piégé, il serait entré dans la poste pour simuler un braquage et lui aurait téléphoné pour qu’elle prenne le magot et s’en aille au plus vite. Je ne suis pas convaincu.
Elle semble dépitée.
— Arrêtons-nous là, il nous manque trop d’éléments.
— Les scénarios les plus improbables sont souvent proches de la vérité.
Elle s’immobilise et me fixe droit dans les yeux comme si elle venait d’avoir une révélation.
— Si tu étais flic, quelle serait la première chose que tu ferais ?
Je réfléchis quelques instants.
— Je vérifierais l’emploi du temps d’Akim Bachir le soir du casse de Zaventem.
Elle ferme un œil et lève un pouce.
— Tu devrais devenir flic.
— On me l’a dit encore tout à l’heure. Je vais suivre cette piste. On arrête pour aujourd’hui. Tu es libre ce soir ?
Elle fait la moue.
— Pas ce soir, j’ai un dîner entre filles. On va manger des saloperies qui font grossir et dire du mal des hommes.
— Ça risque de prendre du temps.
Une idée me vient.
— Ça te dirait de t’initier à l’escalade en salle ?
Ma proposition semble l’enthousiasmer.
— Excellente idée ! J’ai toujours rêvé de vaincre le vertige.
— Vendu. Je passe te prendre chez toi, demain matin, vers 10 heures. La première leçon est gratuite.
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