— C’est moi qui offre. Qu’est-ce que tu bois ?
— Accepté. Une bière.
Elle interpelle Armelle.
— Deux bières, s’il vous plaît.
Cette dernière ne semble pas apprécier l’intrusion de cette inconnue dans ma sphère d’intimité.
Elle sert les bières en ignorant ma compagne.
— Vous mangerez ici ?
J’interroge Leila du regard.
Le visage avenant avec lequel Armelle a posé la question semble l’avoir refroidie.
— J’ai une proposition à te faire. On fait un crochet par une épicerie, on va chez moi et je te prépare quelque chose. Qu’est-ce que tu en penses ?
— J’en pense que je suis pour.
Nous sortons de la salle et prenons le boulevard Général-Jacques.
— Tu connais une épicerie ouverte le dimanche dans ton quartier ?
J’ai à peine terminé ma phrase qu’une idée me vient, mais elle me coupe l’herbe sous le pied.
— On passe chez Bachir ?
— J’allais te le proposer.
Comme souvent le dimanche, la capitale vit au ralenti. La circulation est fluide et nous arrivons à l’épicerie en quelques minutes.
Le ciel s’est dégagé. Un rayon de soleil met en valeur les couleurs des fleurs exposées en devanture.
Le magasin est désert. Youssef range les rayons, son père est retranché derrière la caisse. Il nous observe, l’œil interrogateur. Le fait que nous débarquions chez lui un dimanche le déconcerte.
— Bonjour, maître. Bonjour, madame.
Après l’avoir salué, Leila se dirige vers Youssef et lui passe sa commande.
Je retire mon chapeau, le pose contre ma poitrine et incline la tête avec déférence.
— Bonjour, monsieur Bachir. Comment va Akim ?
Il embraie sur un ton larmoyant.
— J’ai été le voir à l’hôpital hier soir. Il parle très peu et il a mal. Je n’ai pas l’impression qu’il est bien soigné. J’ai demandé à parler au docteur, mais il n’y avait que des infirmières et elles m’ont remballé.
— J’irai lui rendre visite demain. J’essaierai de voir le médecin pour en savoir plus.
Il ne m’écoute pas et poursuit le fil de ses pensées.
— Je suis très inquiet. J’ai essayé de téléphoner à la juge d’instruction, elle n’a pas voulu me parler. Pourquoi on a essayé de le tuer ? Je ne comprends pas.
Il est une nouvelle fois au bord des larmes.
— C’est ce que j’aimerais savoir. Je mène quelques recherches personnelles et j’aimerais vous poser une question.
Cette fois, j’obtiens son attention.
— Bien sûr. Heureusement que vous êtes là.
— Où travaillait Akim ?
Ma question le surprend.
— Akim avait deux patrons. Le midi, il travaillait à Saint-Gilles, dans un restaurant pas très loin de chez lui. Il faisait la plonge. Le soir, il nettoyait les bureaux dans les entreprises.
— Il travaillait tous les jours ?
— Tous les jours au restaurant, sauf le lundi. Pour la société de nettoyage, il travaillait du lundi au vendredi. Il commençait vers 6 heures du soir et rentrait parfois à 2 heures du matin. C’était très fatigant, mais il avait besoin d’argent, avec le petit, et sa femme qui a perdu son travail quand elle était enceinte.
— Vous pourriez me donner les coordonnées ?
— Bien sûr, j’ai la carte du restaurant et celle du patron de la société de nettoyage. Akim m’a dit qu’il n’était pas commode.
Il ouvre un tiroir et me remet les deux cartes.
Je note les noms et les adresses pendant que Leila termine ses emplettes.
Nous ressortons de l’épicerie quelques instants plus tard, les bras chargés de victuailles. Une fois dans la voiture, elle plonge une main dans l’un des sacs et agite un petit sachet en plastique rempli de poudre jaune.
— Ils ont des épices que je ne trouve nulle part. J’ai vu que tu aimais ça, chez Tizi Ouzou. Je vais te faire un plat dont tu me diras des nouvelles.
— J’ai hâte, je suis mort de faim.
Dès que nous avons tourné le coin de la rue, elle pivote sur son siège.
— Youssef m’a parlé.
Je m’arrête au feu rouge et la regarde dans les yeux.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Il est allé à l’hôpital, hier. Akim lui a dit qu’il avait trouvé un moyen de s’en sortir.
— Un moyen de s’en sortir ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Youssef n’a pas compris. Il pensait qu’il délirait. Ensuite, Akim lui a dit qu’il fallait que quelqu’un aille lui parler.
Je tente de décoder le message.
— C’est nébuleux. Que quelqu’un aille parler à qui ?
— Youssef ne sait pas. Il lui a parlé de l’échange que j’ai eu avec lui. Il lui a dit que j’étais avocate, que je parlais arabe et qu’il me faisait confiance. Il était content de me voir débarquer tout à l’heure parce qu’il voulait me contacter. Akim aimerait me rencontrer.
Je marque le coup.
D’une part, cette nouvelle peut faire avancer l’affaire. De l’autre, c’est une déconvenue. Je ne suis pas parvenu à gagner la confiance de mon client.
— Tu es aussi brillante pour recueillir des confidences que pour franchir un mur d’escalade. Grâce à toi, nous allons peut-être en savoir plus. Nous pourrions y aller demain soir, si tu es libre.
Elle observe un silence embarrassé.
— Il a posé une condition. Il veut que je vienne sans toi.
42
Sa vie qui venait de basculer
Le fourgon de la société Securitis quitta le siège de Namur quelques minutes après 9 heures, le jeudi 6 janvier 1994.
La tournée qu’il effectuait ce jour-là s’étirait sur près de sept heures et totalisait cent vingt kilomètres. Pendant ce périple, une trentaine d’agences étaient visitées, certaines dans des villages reculés.
À la quatrième étape du circuit, le plan de route prescrivait de quitter l’autoroute à Courrière, d’emprunter la nationale et de parcourir sept kilomètres pour se rendre à l’agence de Lustin. Quelques centaines de mètres après la sortie de Courrière, un couloir pour bétail était aménagé sous la chaussée.
Franck avait choisi cet endroit pour passer à l’action.
Lors des repérages qu’il avait effectués, il avait répertorié une quarantaine de souterrains de ce type. Certains étaient conçus pour les engins agricoles et faisaient quatre mètres de haut sur six de large. D’autres, plus étroits, n’autorisaient que le passage de vaches ou de moutons.
L’avant-veille, peu avant midi, Franck et Alex avaient débarqué sur les lieux à bord d’une camionnette peinte aux couleurs d’une entreprise de travaux publics. Vêtus de salopettes jaunes, ils avaient bloqué une bande de circulation et délimité un périmètre de travail. Ils avaient ensuite installé une carotteuse thermique et foré un long trou dans le bitume.
Le conduit mesurait quinze centimètres de diamètre et débouchait deux mètres plus bas dans le couloir souterrain. Avant de quitter les lieux, ils avaient camouflé l’orifice avec un mélange de goudron et de plâtre.
L’opération leur avait pris moins d’une heure et leur présence n’avait attiré l’attention de personne.
Peu après 10 heures, le fourgon quitta l’agence BBL de Spontin et prit l’autoroute en direction de Bruxelles. Il emprunta la sortie de Courrière et bifurqua vers Lustin.
Trente secondes plus tard, il se profila dans les jumelles de Julie.
L’apparition du véhicule la fit frissonner. Elle était assise sur l’aile avant d’une Audi Quattro dont le moteur ronronnait. La voiture était dissimulée dans un chemin forestier à proximité de la route.
Elle souffla dans ses mains pour les réchauffer.
Le soleil était éblouissant, mais quelques flocons de neige étaient tombés pendant la nuit et le froid lui mordait le visage.
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