Pas une femme n’occupait les lieux.
L’entrée de Christelle Beauchamp mit fin aux conversations pour laisser place à quelques notes de musique traditionnelle qui s’élevèrent du fond de la salle, entrecoupées par les supplications d’un chanteur.
Nous nous dirigeâmes vers le bar sous les regards inquisiteurs des clients et prîmes place au bout du comptoir.
Un géant bedonnant s’approcha en essuyant un verre et hocha la tête, ce que j’interprétai comme une prise de commande.
D’un ton dégagé, je demandai deux thés à la menthe.
Un homme en djellaba au visage émacié se fraya un chemin dans la salle et nous accosta à mi-voix.
— Je suis Karim, l’ami de Fred.
Christelle Beauchamp se fendit d’un sourire angélique.
— Bonsoir, Karim, je suis Christelle.
Il l’ignora et s’adressa à moi.
— Je ne peux pas rester très longtemps. Vous allez devoir parler à Rachid, c’est lui qui peut vous aider à passer, s’il est d’accord, et si vous le payez bien.
Les sésames sont identiques, quels que soient les périodes et les continents.
— Où pouvons-nous trouver Rachid ?
— Il est dans le fond, dans l’arrière-salle. Il est prévenu de votre visite. Tout dépend de son humeur. Je vous souhaite bonne chance.
Il s’éclipsa sans demander son reste.
Nous avalâmes notre thé et nous dirigeâmes vers l’arrière-salle dont l’accès était protégé par une sorte d’épaisse couverture fendue en son milieu.
Un homme de petite taille à la barbe pointue nous bloqua aussitôt le passage.
— C’est privé, qu’est-ce que vous voulez ?
— J’ai rendez-vous avec Rachid.
— Vous avez rendez-vous ? Pour quoi ?
— Je viens parler affaires.
Il me dévisagea de la tête aux pieds, puis fustigea Christelle Beauchamp du regard.
— Entrez. Pas elle.
Je me tournai vers elle.
— Je vous raconterai.
Rachid était un poussah qui étalait son quart de tonne sur un gigantesque pouf enraciné au sol. Il fumait un narguilé, les yeux vitreux, et semblait à bout de souffle. Il était encadré par deux nervis qui me fixaient avec animosité.
L’un d’eux me fit signe de m’asseoir sur un pouf disposé en face de Rachid, de l’autre côté d’une table circulaire constituée d’un large plateau de cuivre.
Rachid prit la parole.
— Soyez le bienvenu.
Son aspect inquiétant était quelque peu atténué par le ton de sa voix qui me faisait penser à celle de Jamel Debbouze.
— Bonsoir, monsieur Rachid.
Il fixait un objet éloigné, quelque part au-dessus de ma tête, Christelle Beauchamp, peut-être.
— Appelez-moi Rachid, tout simplement. Que puis-je faire pour vous ?
— Nous aimerions rendre visite à des amis algériens, mais nous avons perdu nos passeports.
Il eut un signe d’approbation, sans daigner me regarder pour autant.
— C’est malheureux.
— J’en conviens.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que je peux vous aider ?
— Des bruits qui courent. Je suis prêt à vous dédommager, pour autant que votre intervention comporte certains frais, bien entendu.
— De quelles devises parlez-vous ?
— D’euros.
— Le passage est dangereux.
— J’imagine.
— Vous avez une voiture ?
— Oui, elle se trouve dans le parking de l’hôtel Ibis.
Il désigna l’un de ses sbires.
— Donnez-lui les clés, elle ne vous sera plus d’aucune utilité.
— C’est une voiture d’une certaine valeur.
— Considérons cela comme un acompte d’une certaine valeur.
— Il y a dans le coffre quelques bagages qui me seraient encore utiles.
— Bien sûr, je comprends.
D’un ton sec, il lança quelques mots en arabe à l’un de ses hommes de main. Ce dernier se leva et vint dans ma direction. Je lui tendis les clés. Il les fit aussitôt disparaître dans sa poche.
Rachid vrilla son regard dans le mien.
— Remettez-lui aussi votre téléphone portable.
J’obéis.
Lorsque l’homme eut quitté la pièce, il fronça les sourcils.
— Deux mille euros. La femme reste ici.
J’encaissai sans broncher.
L’approche était habile.
— Vous y perdriez, Rachid, c’est une emmerdeuse née.
Je crus déceler l’esquisse d’un sourire dans ses plis graisseux.
— Trois mille, si vous tenez vraiment à prendre cette emmerdeuse avec vous.
— Deux mille cinq cents. Je vous assure, elle ne vaut guère plus.
Il jeta un coup d’œil dans mon dos.
Un léger sourire apparut.
— Vous la sous-évaluez. Deux mille huit cents.
— Je la connais. Deux mille six cents.
— Deux mille sept cents et vous vous chargez de déposer un colis pour moi à Alger.
— Un colis ?
— Un colis.
— Soit. Deux mille six cent cinquante, c’est tout ce qu’il me reste.
— Affaire conclue.
Avec une agilité surprenante pour un homme de sa corpulence, il se leva, se pencha au-dessus de la table et me tendit la main.
— Vous êtes gagnant, je suis gagnant.
Je lui serrai la main qu’il avait molle et moite. Il contourna la table, ajusta son ample djellaba pour qu’elle dissimule au mieux son embonpoint et, précédé par son ange gardien, se dirigea d’un pas majestueux vers la sortie.
— Suivez-moi.
Christelle Beauchamp était à l’endroit où je l’avais laissée. Rachid franchit le passage en l’ignorant. Lorsque je fus à sa hauteur, elle m’emboîta le pas.
— Alors ?
— Votre valeur marchande se situe autour de six cent cinquante euros.
Nous prîmes la suite du binôme.
Dans la salle, les clients s’écartèrent pour nous laisser passer. Nous sortîmes du café et nous retrouvâmes sur la placette où deux tout-terrain massifs nous attendaient, moteur ronronnant.
Deux hommes descendirent des véhicules et vinrent à notre rencontre.
Rachid lança quelques ordres en arabe, puis m’interpella.
— Venez avec moi, l’emmerdeuse dans l’autre voiture.
L’intéressée m’adressa un regard chargé de reproches.
Je montai à l’arrière du véhicule de tête en compagnie de Rachid. Je constatai avec soulagement que nos maigres bagages avaient été entassés derrière la banquette.
Les deux tout-terrain sortirent de la ville et parcoururent une vingtaine de kilomètres sur une route à deux voies avant de s’enfoncer tous phares éteints dans un chemin tortueux qui partait sur la droite.
Rachid et moi tressautions sur la banquette au rythme des nids-de-poule que nous franchissions à vive allure, ce qui semblait lui procurer un certain plaisir. Je supposai que, tout comme moi, il pensait à Christelle Beauchamp, brinquebalée sans ménagement dans l’autre véhicule.
Après une dizaine de minutes, les deux 4 × 4 s’arrêtèrent à proximité de ce qui semblait être une ferme.
Rachid posa une main sur ma cuisse.
— Réglons les dernières formalités avant de descendre.
— Bien entendu.
Je sortis l’enveloppe de ma poche, comptai les billets et lui tendis la liasse.
Il la glissa dans la poche ventrale de sa djellaba.
— Ce fut un plaisir de traiter avec vous.
— Le plaisir fut pour moi, Rachid.
Il ouvrit la portière.
Comme s’il s’agissait d’un signal implicite, tout le monde descendit à sa suite.
Nous nous regroupâmes, avançâmes en silence dans la pénombre et fîmes le tour de la ferme. Deux hommes attendaient, assis sur la barrière d’un enclos dans lequel je discernai une dizaine de baudets. Je notai qu’ils étaient tous lestés de sacs volumineux.
Je m’approchai et relevai une particularité étonnante. Plusieurs d’entre eux étaient munis d’imposants écouteurs, identiques à ceux que les adolescents arborent dans les transports en commun. L’équipement était fixé autour de leur tête à l’aide de cordelettes.
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