Le moteur hoquetait, les sièges étaient rapiécés et le plafond était constellé d’agrafes censées maintenir la garniture de pavillon en place.
Par miracle, j’étais arrivé à bon port où le propriétaire de l’épave m’avait réclamé cinq cents dirhams. Par la suite, j’avais appris que c’était le double de ce que payaient les touristes allemands les plus naïfs.
L’hôtel que j’avais réservé, un quatre étoiles moderne sur le boulevard d’Anfa, disposait d’une chambre au dixième étage qui donnait sur la mer et la Grande Mosquée. Selon le réceptionniste, ces caractéristiques justifiaient le supplément de prix qu’il me réclama, m’assurant que je ne le regretterais pas.
La seule adresse que Christelle Beauchamp et moi connaissions à Casablanca était le Rick’s Café Américain, le lieu légendaire où nous nous fixâmes rendez-vous à vingt heures.
Fort de ma récente expérience, je choisis de m’y rendre à pied.
Dans une chaleur suffocante, j’arpentai les boulevards aux trottoirs défoncés, jonchés de détritus, ruisselants de liquides à la provenance douteuse, grouillants d’autochtones à la mine patibulaire qui vociféraient pour couvrir la fureur des klaxons, ce qui semblait être un sport national. Prudent, je faisais un écart dès que j’approchais d’un rassemblement de plus de deux personnes qui semblaient mijoter un mauvais coup dans l’encoignure d’un immeuble ou le porche d’un commerce.
J’arrivai le premier sur place.
L’endroit n’avait rien à voir avec le décor mythique du film. Perdu dans une zone de travaux, le restaurant était coincé entre un garage désaffecté et un grossiste en fruits de mer. Hormis quelques hommes d’affaires, la clientèle était constituée de touristes multicolores qui s’extasiaient sur la décoration.
Ma prompte arrivée ainsi que la table réservée dans la galerie me permirent de guetter l’apparition de Christelle Beauchamp.
Je pus ainsi mesurer l’effet qu’elle produisit sur l’assistance. Comme lors de mon dîner avec Nolwenn, les hommes se retournèrent sur son passage et m’adressèrent un regard envieux.
Fidèles aux héros du film de Michael Curtiz, nous commandâmes deux champagnes-cocktail et je lui retraçai mes péripéties depuis mon départ de Bruxelles jusqu’à ma visite de la veille à Ali Neuman.
Lorsque je lui parlai de Shirley Kuyper, elle se pencha vers moi, plissa les yeux et prit des airs de conspiratrice.
— Dites-moi, monsieur Tonnon, puis-je vous poser une question ?
— Bien entendu.
— Vous arrive-t-il de parler normalement ?
— De parler normalement ?
— Une femme qui entretenait des relations rémunérées ? Vous voulez dire une pute, c’est ça ? Une nana qui se faisait baiser pour du fric ?
— Je ne vois pas ce qu’il y a de condamnable à ne pas faire appel à ces mots grossiers.
— Il n’y a rien de condamnable à ça, Votre Honneur, mais vous donnez la curieuse impression de réciter une fable de La Fontaine. Vous n’êtes pas au tribunal de grande instance. Appelez une pute une pute.
Je ne validai pas ce raccourci.
— Notre langue s’appauvrit, les jeunes avocats ne savent plus écrire sans faute. Leurs plaidoiries, quand ils se hasardent à plaider, sont d’une indigence consternante et leur vocabulaire se limite à moins de cinq cents mots. C’est déplorable. Je suis partisan d’une certaine richesse linguistique et j’en suis fier.
Elle me fixa avec compassion.
Le soleil couchant donnait un éclat surprenant à ses yeux vairons.
— Quand vous baisez, pardon, lorsque vous avez des rapports intimes, vous dites « ciel ma mie, je pressens que mon éjaculation ne saurait tarder » ?
Elle avait dit cela en se tortillant sur sa chaise.
Je soupirai.
— C’est mon affaire.
— Bien entendu. Au fait, vous êtes marié ?
Elle n’attendit pas la réponse et balaya d’un geste.
— Suis-je distraite, bien sûr que non, vous n’êtes pas marié. Vous êtes la diva du divorce. Vous devez donner le bon exemple aux couples égarés. Vous êtes un vieux garçon maniéré et monomaniaque qui mange chez papa maman le samedi.
Elle s’esclaffa, fière de sa sortie.
Je ne comprenais pas ce qui me valait ce brusque accès d’agressivité.
Je souris.
— Vous avez été mal renseignée, le goûter chez mes parents, c’est le dimanche.
Elle grimaça.
— Vous êtes comme tous les hommes, égoïste, content de vous et persuadé d’avoir raison.
Je souris de plus belle.
— C’est ce qui vous pousse à militer pour que la femme devienne l’égale de l’homme ?
Elle s’immobilisa.
Ses traits se durcirent.
— Je ne prône pas l’égalité des sexes, je combats l’asservissement de la femme, vous mélangez tout.
Elle avait haussé le ton.
Quelques têtes se tournèrent dans notre direction.
Je décidai de calmer le jeu.
— Je vous propose de garder nos divergences de vues pour un autre moment et de revenir à notre affaire.
D’un geste sec, elle ouvrit son sac et en sortit un iPad.
— Quand a eu lieu le meurtre de cette Shirley Kuyper, disiez-vous ?
— Dans la nuit du 27 au 28 juin de l’année passée. C’était pendant la Coupe du monde. Roberto Zagatto était à Johannesburg ce jour-là, si c’est ce que vous voulez savoir. J’ai vérifié.
Elle ne réagit pas, se plongea dans l’examen de sa tablette et fit défiler plusieurs documents.
— Et Nolwenn, vous savez où elle était, ce jour-là ?
— Aucune idée, je comptais sur vous pour me le dire, vous teniez son journal, après tout.
Elle releva la tête et me défia du regard.
— Nolwenn était à Johannesburg cette semaine-là. Elle est allée assister au match des Argentins. Elle est repartie le 2 juillet.
L’information rétrécissait le champ d’investigation, mais n’éclaircissait pas l’affaire.
— Au moins, ça confirme qu’il y a un lien entre les deux meurtres, mais lequel ? Des témoins ont vu Shirley Kuyper rentrer chez elle vers vingt-trois heures en compagnie d’un homme de taille moyenne, chauve, de race blanche.
Elle fit la moue.
— Vous savez à quoi ressemble Zagatto ?
— J’ai dû le voir à la télévision, mais je n’ai pas fait très attention.
— Il est venu chez moi un soir, avec Nolwenn, du temps de leur lune de miel. C’est un géant hirsute, à l’opposé d’un chauve de taille moyenne.
— De plus, il était à Lisbonne pendant la nuit du meurtre de Nolwenn. Et vous, qu’avez-vous trouvé qui vous amène ici ?
— Adil Meslek. Je fais peut-être fausse route, mais je tiens à exploiter toutes les pistes.
— Qui est-ce ?
— Un Marocain, quarante ans. Il est propriétaire du Pacha Club, un cercle select situé dans le Triangle d’or, au centre de Casablanca : fitness, hammam, massages, remise en forme, ce qu’il y a de mieux dans le domaine. C’est aussi un préparateur physique pour sportifs de haut niveau. Entre autres, pour Roberto Zagatto. D’après les mauvaises langues, sa méthode consiste essentiellement à pratiquer des injections de testostérone ou autres substances stimulantes.
— Je pensais qu’il n’y avait que les cyclistes qui goûtaient à ce genre de cocktails.
— Vous aimez le foot ?
— Pas vraiment.
— Vous détestez le foot, alors ?
— Non plus. Je m’en désintéresse, mais je serais reconnaissant aux joueurs s’ils se contentaient de taper dans le ballon et s’abstenaient de parler à la radio.
— Votre exquise affection pour la langue. Vous êtes très snob. Sachez que les cyclistes ont une chance sur dix d’être contrôlés, un footballeur a une chance sur deux mille. Le football est un sport physique. Les produits de récupération, comme on les appelle dans les vestiaires, aident à enchaîner les dribbles, à augmenter la puissance des tirs, à courir plus vite, à sauter plus haut.
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