— Mon père joue du piano, il y aura un violoniste. Ils joueront du Mendelssohn. Si je suis en forme, je jouerai de la trompette.
Kaufman habitait au sud de Brooklyn, à Brighton Beach, un quartier appelé Little Odessa, du fait de l’importante population juive qui s’y était installée après avoir fui les pogroms russes du début du siècle.
Lorsque Nathan arriva, une dizaine de personnes de tous âges se tenaient autour de la table. Les gens le saluèrent comme s’il était un invité de marque. Le maître de maison alluma les chandelles et la mère de Simon apporta le vin et les herbes.
Nathan se sentit d’emblée à l’aise parmi ces gens simples, proches des amis d’Alexandre dans leur façon de vivre et leur comportement.
Comme souvent, la discussion s’orienta sur la situation en Israël. Ils discutèrent ensuite de l’Holocauste, évoquèrent les disparus, les victimes et les bourreaux. Nathan fut amené à parler de sa famille, de son enfance et de sa déportation à Mauthausen où il fut l’un des plus jeunes apprentis tailleurs de pierre. Il évoqua également la mémoire de sa mère et de ses deux sœurs, disparues à Bergen-Belsen.
À l’autre bout de la table, un homme suivait la conversation en silence. Âgé d’une cinquantaine d’années, il portait des cheveux blancs, coupés court et semblait examiner chaque convive.
Après le repas, le père de Simon se mit au piano et le violoniste exécuta plusieurs morceaux. Sa virtuosité fit grande impression sur l’assistance.
Quand il eut terminé, Simon sortit la trompette de son étui et joua le très beau Yiddishe Mamme . Son interprétation était poignante, certains invités étaient au bord des larmes.
Avant de quitter ses nouveaux amis, Nathan fut interpellé par l’homme qui l’avait observé durant toute la soirée.
Il le prit sur le côté et lui adressa la parole à voix basse.
— Bonsoir, Nathan. Tu sembles avoir apprécié la soirée et les hôtes ont apprécié ta présence. Carl Pfaffman est l’un de mes amis, il m’a parlé de toi. J’ai appris ce qui s’était passé. Cette histoire avec l’Italien, ce que tu as fait pour le retrouver, ce que tu lui as fait subir. C’est ça, pour toi, la hutzpa , le culot juif ?
Nathan se tint sur la défensive.
— Cela n’a rien à voir avec le culot. Pourquoi revenez-vous sur cette histoire ?
L’homme l’apaisa d’un geste.
— Calme-toi, Nathan, je ne suis pas là pour te sermonner.
— Je me suis expliqué avec monsieur Pfaffman.
— Je sais. J’aimerais te poser une question, une seule.
— Je vous écoute.
— Si c’était à refaire, que ferais-tu ?
Nathan répondit du tac au tac.
— La même chose, sans l’ombre d’une hésitation.
L’homme haussa les sourcils.
— La même chose ? Tu es sûr ? Au risque de te faire renvoyer du Brooklyn College ?
— Il y a d’autres universités.
— Sans doute. Il y a aussi d’autres salauds.
Nathan ne sut que répondre.
L’homme posa une main sur son épaule.
— Bonne nuit, Nathan. Je pense que nous allons nous revoir très bientôt.
La semaine suivante, Simon Kaufman apostropha Nathan et l’informa qu’Éric Braun, l’homme avec lequel il avait parlé à la fin de la soirée, souhaitait le rencontrer à nouveau. Il lui proposait un rendez-vous le lendemain soir, dans un restaurant, à Flatbush.
Nathan débarqua au restaurant à dix-neuf heures, quelque peu intrigué par cette invitation.
Éric Braun était déjà installé. Il était en conversation avec un homme d’une soixantaine d’années, à la carrure athlétique, à la chevelure noire et aux sourcils épais.
Braun accueillit Nathan et lui présenta l’homme.
— Nathan, je suis content que tu aies accepté de venir. Je te présente Franck Stern. Nous aimerions te poser quelques questions. Réponds-y honnêtement. Après cela, nous te dirons quels en sont les buts.
Stern avait une poigne de fer.
Ils commandèrent les plats et les boissons. Dès que le serveur fut parti, Stern entama l’interrogatoire.
Il posa de nombreuses questions à Nathan : son passé, sa famille, ses passions, les langues qu’il parlait, les sports qu’il pratiquait, son état de santé, ses expériences sexuelles, ses attentes.
Nathan eut le sentiment qu’il passait un entretien de recrutement.
Les dernières questions que lui posa Franck Stern le rendirent perplexe.
Il y répondit néanmoins sans détour.
— Serais-tu prêt à retourner en Europe ?
— Pourquoi pas ? Si je peux y poursuivre mes études, me développer ou apprendre un métier.
Stern marqua un silence avant de poser la question suivante.
— As-tu déjà tué un homme ?
— Non, bien sûr que non ! Quelle question !
— Serais-tu prêt à le faire si l’on touche à ce que tu as de plus précieux au monde ?
Nathan resta interloqué.
— Oui, sans aucun doute.
Braun et Stern échangèrent un regard entendu. Nathan eut l’impression qu’ils venaient de prendre une décision.
Éric Braun reprit la parole.
— Nathan, nous avons besoin de toi.
Une horde d’insectes s’insinue dans mes cervicales, se fraie un chemin vers mon cerveau. Des taches multicolores s’agitent devant mes yeux. Autant de signes qui annoncent l’arrivée imminente d’une migraine.
Dans moins d’une heure, elle se déchaînera. Inutile d’avaler des Imitrex, ils ne font leur plein effet que si la crise est installée.
Je roule à cent à l’heure sur le boulevard Général-Jacques. J’espère que les flics sont devant leur télé. Dans le pire des cas, j’ajouterai la contredanse à la collection de rappels en attente de paiement.
Je compose le numéro de Laetitia.
Elle décroche à la deuxième sonnerie.
— Salut, Stan, ça fait un moment.
— Le boulot.
— Je t’ai vu à la télé l’autre soir. Ouah ! Je t’ai trouvé super sexy.
— Je peux être chez toi dans une demi-heure. Ça te va ou pas ?
— Une demi-heure ? Ça me va, je t’attends.
Je raccroche.
Vingt ans de recherches. Vingt ans à fouiller, à interroger, à me trimballer du nord au sud, d’est en ouest. Vingt ans pour en finir avec cette histoire et me revoilà au point de départ.
En l’espace d’une semaine, j’ai appris que mon père était la cible des tueurs, qu’il n’allait pas au Caire pour son boulot et que ma mère le savait.
Comment n’ai-je pas découvert cela plus tôt ?
En 2004, cinquante ans après les faits, bon nombre de documents confidentiels ont été déclassés. Je me suis porté partie civile pour y avoir accès. J’ai parcouru des centaines de pages en me faisant aider par un traducteur.
Quand un rapport évoquait mon père, il parlait d’un ingénieur belge ou d’un homme d’affaires belge. Les raisons de sa venue au Caire n’étaient pas précisées et je ne m’en suis jamais soucié, persuadé qu’il s’agissait d’un déplacement professionnel.
Apparemment, les flics américains, égyptiens, français, hollandais et britanniques s’en fichaient aussi. Ils se préoccupaient davantage du sort de leurs ressortissants que de celui des étrangers.
Comme moi, ils ont négligé cette piste.
Mais moi, je n’avais pas d’excuses.
Pourquoi ma mère ne voulait-elle pas que ses enfants sachent ce que faisait leur père en Égypte ? Quel secret partageait-elle avec lui ?
Longtemps, son passé m’a été aussi nébuleux que celui de mon père.
Elle avait quinze ans de moins que lui. Elle est née en Pologne, en 1926. Elle a quitté son pays avec ses parents et ses deux sœurs plus âgées pendant la guerre. Ils ont fui les Russes et se sont réfugiés en Allemagne.
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