Au moment de refermer le buffet, mon regard a été attiré par un carton à chaussures jauni par les années.
Sur le couvercle, un seul mot, le prénom de mon père, écrit à l’encre noire par ma mère.
Robert
J’ai soulevé le couvercle. La boîte contenait une liasse de documents et une série de photos. Son passeport et un livret protégé par une couverture cartonnée noire étaient posés par-dessus.
Je me suis emparé du carton. Son poids ne correspondait pas au contenu. J’ai soulevé la liasse. Un objet de petite taille se trouvait au fond, dans une pochette de cuir. Je l’ai pris. C’était un petit pistolet qui tenait dans la paume de ma main. Il était plus petit que le revolver qui faisait partie de ma panoplie de cow-boy.
Je l’ai remis en place, terrifié. Mon cœur battait à trois cents pulsations minute. Avant de refermer la boîte, j’ai jeté un coup d’œil au passeport.
En voyant la photo de mon père, jeune, souriant, le regard fier, la fossette conquérante, j’ai réalisé qu’il avait eu, lui aussi, une enfance. Le passeport était rempli de cachets, certains comportaient une écriture et des sigles que je ne connaissais pas.
L’autre livret était un carnet de mariage, mais pas celui de son mariage avec ma mère. Le document évoquait une union qu’il avait contractée avec une dénommée Blanche Léonard en 1937.
Je ne savais pas ce que cela impliquait, mais je venais de mettre la main sur deux informations sensibles, deux éléments qui m’avaient été dissimulés jusqu’à présent et qui soulevaient de multiples interrogations.
Pourquoi mon père possédait-il cette arme ? L’avait-il avec lui lors de sa mort ? S’en était-il servi ou avait-il tenté de s’en servir ? Qui était cette femme ?
Le soir, j’ai évité de croiser le regard de ma mère, persuadé que mon forfait se lirait sur mon visage. Mes secrets étaient tellement lourds à porter que je mourais d’envie d’en parler à mon frère.
Avant de m’endormir, je me suis créé un scénario.
La crise de Cuba n’était pas loin de nous et le spectre de la guerre menaçait. John Kennedy venait de déclarer qu’il était ein Berliner . Les journaux publiaient les photos des bonzes qui se faisaient griller à tour de bras au Vietnam. Dans ce climat, il ne m’en fallait pas plus pour fantasmer.
Mon père était un espion payé par les Américains. Blanche Léonard était sa complice, une tueuse au physique de catcheur qui l’accompagnait et lui servait d’alibi. Ils ratissaient le monde à la recherche des espions russes que mon père tuait sans pitié à l’aide de son pistolet dissimulé dans sa manche.
Après cette découverte et le bouleversement qu’elle a provoqué, je me suis tenu à carreau. D’une part, je craignais de me faire prendre, de l’autre, je redoutais de déterrer d’autres pans cachés de sa vie.
Ce cas de figure me convenait et me remplissait de fierté. J’admirais en cachette ce père que je n’avais pas connu, ce héros mort en service commandé.
Ce n’est que cinq ans plus tard que j’ai recueilli quelques bribes supplémentaires, le jour même où j’ai baisé pour la première fois.
11
Ni à vous ni à personne
Il est dix-neuf heures. J’ouvre la porte du bureau.
Clémence est fidèle au poste, le sourire discret, le tailleur à peine fripé. Il vaut mieux ne pas s’en tenir à l’horaire syndical quand je suis dans le coin.
— Regardez si Jeanne Dewitte se trouve toujours à la Fondation Jourdan.
Une secrétaire normale m’aurait dévisagé avec un air ahuri avant de m’assaillir de questions.
— Je me renseigne.
Je referme la porte.
L’idée me semble digne d’intérêt. Elle me permettra en peu de temps d’avoir la confirmation que le pasteur lyonnais m’a mené en bateau.
À la lueur de l’information qu’il m’a confiée, j’ai reparcouru l’intégralité des documents qui évoquaient mon père, page par page, ligne par ligne, mot par mot. J’ai visionné toutes les photos où il apparaissait en m’efforçant de détecter des indices qui m’auraient jusqu’alors échappé.
Rien ne m’a sauté aux yeux, rien ne m’a paru nouveau ou différent.
Malgré ce constat, je me rends compte à quel point j’ai fait preuve d’amateurisme durant la vingtaine d’années qu’a duré mon enquête. J’ai fouillé le passé de tous les hommes qui ont été tués ce jour-là sans consacrer suffisamment de temps à retracer le parcours de mon propre père.
Comme le dernier des dilettantes, j’ai négligé la piste que j’avais sous les yeux.
L’idée qu’il aurait pu être la cible des tueurs ne m’a jamais effleuré. Pourtant, il y avait le Browning Baby 6,35 mm, le pistolet miniature que l’on a retrouvé dans ses affaires.
Il m’a fallu quatre ans pour mettre la main sur l’inventaire des objets personnels des victimes. Le document en question m’a appris que mon père l’avait emporté lors de ce voyage. Le dossier contenait également une photo de l’arme.
Après le casse du buffet rococo de juin 1963, je n’ai plus revu ce pistolet ni les documents que j’avais découverts.
À la mort de ma mère, nous avons récupéré les albums photos, mais le carton à chaussures avait disparu. Elle l’avait sans doute caché autre part. Je n’ai rien dit à mon frère et j’ai entrepris une fouille minutieuse de la maison, sans succès. J’en ai déduit qu’elle l’avait jeté à la poubelle pour effacer les dernières traces de ce drame ou éviter que nous ne tombions dessus.
Durant plusieurs mois, j’ai tenté en vain de remonter la piste de ce petit calibre. Le Browning Baby est sorti en 1931 et a été fabriqué à un million d’exemplaires. À la base, il visait le public féminin. Celui que possédait mon père était une version standard, il n’était ni gravé, ni enjolivé, ni nickelé. Les plaquettes de la crosse n’étaient pas en nacre. Le FN dans l’ovale supérieur et l’inscription Baby dans le bas de la crosse indiquaient qu’il s’agissait d’une production réalisée en Belgique. Le numéro de série avait été effacé.
À midi, Clémence est venue me livrer le nouveau portable.
— Voilà, Stanislas, tout est en ordre. Je vous commande un sandwich ?
— Je n’ai pas faim. J’ai changé d’avis. Demandez à Régis de me configurer un MacBook avec écran Retina.
Ce n’était pas un caprice de patron mégalo. Je possède sur mon disque dur un tas de photos que j’ai scannées, d’autres qui ont été prises durant mes investigations pour préparer le livre. Avec la résolution du Mac, certains détails pourraient faire surface spontanément.
Deux heures plus tard, Clémence m’a apporté le Mac. Avant de sortir du bureau, elle a déposé une canette de Perrier et un sandwich jambon cru céleri sur la table.
Au total, j’ai passé huit heures à parcourir des dizaines de papiers que je connaissais par cœur.
J’en suis arrivé à la conclusion que le cancéreux m’a menti. Malgré les lacunes de mon enquête, rien ne laisse supposer que mon père était la cible des tueurs et qu’il méritait d’être abattu. Pour m’en assurer, il faut que je parle à Jeanne Dewitte.
Jeanne est l’une des rares femmes encore en vie à avoir côtoyé mon père. Elle travaillait au service du personnel de la société qui l’employait, entre 1952 et 1957. Elle l’appréciait. Elle a pris l’initiative de venir à ses funérailles.
J’ai eu l’occasion de la rencontrer dans les années 2000. Je lui ai parlé pour la dernière fois quand je préparais le bouquin, c’était il y a deux ans. Elle terminait gentiment sa vie dans une maison de repos à Etterbeek. Elle doit avoir plus de quatre-vingts ans aujourd’hui, si elle n’est pas morte entre-temps.
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