— Gracias .
J’ai eu un soupir soulagé. La lettre venait de Paris. Je reconnaissais même l’enveloppe qui appartenait à ma Galerie. Je l’ai éventrée d’un coup d’ongle.
J’ai lu. Mon premier mouvement, en prenant connaissance du contenu, a été de joie, car Brutin, le directeur de la galerie Saint-Philippe, m’annonçait que ma peinture avait été remarquée par un mécène américain et qu’une grande exposition de mes œuvres aurait lieu deux mois plus tard à Philadelphie. C’était presque la gloire ! En tout cas, cela représentait un sérieux pas vers la fortune. Brutin me demandait de rentrer d’urgence à Paris car je devais partir aux États-Unis où, disait-il, « mon jeune âge et ma belle gueule représenteraient les meilleurs atouts publicitaires »…
Je me suis tourné vers la plage. Marianne était debout devant ma toile. Elle la contemplait sans bouger, la tête légèrement inclinée sur le côté droit.
Du coup, mon allégresse s’en est allée. Qu’allait-il advenir d’elle ? Nous allions être obligés de nous séparer. On ne fait pas franchir des frontières à quelqu’un qui n’a pas d’identité. J’ai brusquement compris que ce rêve dans lequel nous vivions n’était qu’un rêve et qu’il ne m’apportait qu’une félicité illusoire.
Cette situation ne pourrait s’éterniser. De toute façon, Marianne aurait besoin de devenir socialement quelqu’un.
Je me suis approché d’elle. Le sable brûlait mes pieds nus. Cette douleur n’était pas désagréable. Marianne regardait un insecte aux ailes bleutées qui venait de se coller sur ma toile. L’une de ses ailes s’était enlisée dans une touche de peinture fraîche et le pauvre diable remuait bêtement ses minuscules pattes en attendant du secours.
Alors Marianne l’a saisi délicatement entre le pouce et l’index. Elle a tiré un coup sec et l’aile arrachée est demeurée collée à la toile. Elle a ouvert la main et a examiné l’insecte mutilé. Il tournait en rond dans la paume de sa main, en traînant son autre aile comme un sabre.
Je me suis avancé, déconcerté par son intervention cruelle.
— Pourquoi as-tu fait ça, Marianne ?
Elle a sursauté, car elle ne m’avait pas entendu venir. Un bref instant j’ai vu briller dans ses yeux le fameux éclat qui me gênait sur le tableau. Puis sa figure s’est épurée.
— Mais, Daniel, il souillait ton paysage…
Je n’ai rien dit. Je tenais ma lettre à bout de bras.
— C’est… à mon sujet ? a-t-elle demandé.
— Non. On veut m’envoyer aux États-Unis pour faire une exposition de mes œuvres…
— Et tu ne veux pas ?
— Je voudrais, si… Mais avec toi…
Elle n’a pas compris. Elle a eu un sursaut joyeux et s’est jetée contre ma poitrine.
— Tu vas m’emmener ?
J’ai baissé la tête.
— Non ?
L’anxiété brisait sa voix.
— Pour aller aux États-Unis, Marianne, il faut des papiers…
— Ah oui, bien sûr…
Elle s’est écartée. Son beau visage avait repris l’air triste qui me poignait parfois.
— Je comprends, a-t-elle balbutié.
Elle est retournée s’allonger sur la serviette. Elle se tenait à plat ventre, la figure posée sur le sable.
— Je comprends, a-t-elle encore répété. Mais c’était maintenant à elle-même qu’elle disait cela.
Je me suis laissé tomber près d’elle.
— Eh bien, je vais la retrouver, ton identité, puisqu’on est obligés d’en arriver là !
Elle n’a pas bronché.
— Tu m’entends, Marianne ? Je vais agir maintenant… J’arriverai à savoir ton nom…
— Tu ferais ça, Daniel !
— Je vais le faire. Et vite, car cela urge…
J’ai plié mes affaires.
— Attends-moi là, je serai de retour pour le dîner…
— Où vas-tu ?
— À Barcelone !
— Je t’accompagne ?
— Non, je préfère être seul, j’ai besoin de réfléchir… Avec toi, je ne pense plus à rien…
Elle m’a embrassé. Son baiser avait un goût de fruit, un goût de femme. J’ai compris que je ne pourrais jamais plus me passer d’elle. Si je n’arrivais pas à percer le mystère entourant sa personne, eh bien ! je renoncerais aux États-Unis… S’il était impossible de lui faire quitter l’Espagne, je m’installerais en Espagne ! J’étais prêt à tous les sacrifices pour la garder !
— Très bien, Daniel… Je vais t’attendre.
Elle s’est recouchée dans le sable embrasé. Et elle a pris une pose commode, comme pour attendre longtemps !
J’ai beaucoup réfléchi en franchissant les quelques kilomètres séparant Castelldefels de Barcelone. La première chose à faire était de revoir le consul pour lui demander s’il existait un moyen de faire rentrer Marianne en France. Une fois là-bas, il serait plus aisé de retrouver son identité. D’abord parce qu’elle était française, ensuite parce que les moyens mis à notre disposition seraient plus efficaces que ceux employés par les autorités espagnoles.
Mais le consul a été plus décevant encore que lors de ma précédente visite. Il s’appuyait sur la raison. On ne passe pas une frontière sans papiers. Sauf en fraude, naturellement. Si je me décidais pour ce moyen et que Marianne se fasse arrêter, elle risquerait le camp d’internement puisqu’elle ne pourrait justifier d’aucune identité.
Je lui dis qu’on pouvait faire une demande officielle auprès du gouvernement espagnol en soumettant le cas. Puisque Marianne était de toute évidence française, il n’y avait aucune raison pour qu’on lui refuse le droit de rentrer dans son pays.
Le haut fonctionnaire a hoché la tête. Évidemment, on pouvait présenter la demande, mais le résultat serait très long et très hasardeux. De plus, on n’avait aucun intérêt à mettre Marianne en lumière puisqu’elle se trouvait dans une situation irrégulière… Enfin, dernière objection valable, en admettant que les choses se passent bien avec les Espagnols, il fallait également les aplanir du côté français, car rien ne prouvait, somme toute, que Marianne fût française.
— Enfin, monsieur le consul, on ne peut laisser cette femme sans identité ?
— Communiquez son signalement en France ! Peut-être est-elle sur les listes du Service des disparus…
— Bon, merci…
Je suis parti mécontent. Décidément, je n’avais rien à attendre de ce qu’on a coutume d’appeler les Autorités ! Le cas de Marianne les effrayait un peu, tous, français ou espagnols. Je devais me débrouiller tout seul.
J’ai laissé ma voiture le long d’un trottoir ombragé et je suis allé m’asseoir à une terrasse sur la rambla. Une foule compacte coulait comme du goudron en fusion. Il faisait chaud et ma chemise me collait au corps.
J’étouffais. J’avais mal à la gorge et je devais faire un peu de température… La lettre de Brutin crissait dans ma poche. C’était elle qui, en une seconde, avait gâché mon bonheur. Elle qui m’avait placé devant la terrifiante réalité.
J’ai commandé une bière et j’ai clos les yeux. Les gens qui disparaissent sont rares. Et ceux qu’on ne retrouve pas le sont plus encore. Pour ceux-ci, deux cas seulement peuvent se présenter : ils sont morts ou ils ont disparu volontairement !
Marianne avait, en perdant la mémoire, laissé quelque part dans la société une place vide qu’on pouvait retrouver…
J’ai avalé d’un trait ma bière mousseuse. Elle m’a donné soif. J’en ai commandé une autre.
Je sentais que j’allais avoir des idées. Ça pétillait sous mon crâne, un peu comme grésille un appareil de radio avant d’émettre.
J’avais un indice sérieux. Ses vêtements venaient de Saint-Germain-en-Laye. Pour s’être habillée dans une localité aussi proche de Paris, il fallait qu’elle eût habité cette ville ou en tout cas ses environs immédiats. Je me suis dit que Saint-Germain étant en Seine-et-Oise, il y avait mille chances contre une pour que le passeport qui avait permis à Marianne d’entrer en Espagne lui eût été délivré par la préfecture de Versailles.
Читать дальше