Je me suis levé et j’ai tendu un billet de cent pesetas au garçon. Depuis la terrasse, j’avais repéré un marchand d’appareils photographiques à côté du café. Jusque-là, je ne m’étais jamais intéressé à la photo, mais j’y venais par la force des choses…
Comme je sortais du magasin, j’ai aperçu un aveugle qui jouait du violon près d’un kiosque à journaux. Il avait posé sa boîte ouverte à ses pieds et les âmes charitables y faisaient pleuvoir de la menue monnaie.
Cela m’a rappelé le soir de l’accident. Souvent, je repensais à cette boîte de violon écrasée dans le goudron… Mais jamais je n’avais associé, si je puis dire, cet objet à Marianne.
Oui, je tenais le fil conducteur… Les jours qui venaient de s’écouler, Marianne les avait vécus dans la tranquillité d’esprit la plus totale. Pas une seule fois je n’avais essayé d’extraire son passé de sa mémoire brumeuse. Peut-être était-il temps maintenant de la travailler dans ce sens. Car enfin, la vérité, cette vérité que je voulais découvrir, Marianne la portait en elle. Il fallait la dégager de sa nuit…
J’ai traversé la rambla et pris une ruelle fétide menant au barrio chino. On trouve de tout dans ce quartier maudit. Des filles, des avorteurs, de la drogue, des brocanteurs, des épiciers, des marchands de crocodiles empaillés.
Je n’ai pas eu de mal à découvrir un vague luthier qui, sans trop marchander, m’a abandonné un violon fort convenable pour mille pesetas…
Nanti de ces différents objets, il ne me restait plus qu’à partir à l’assaut du passé de Marianne.
Elle n’avait pas bougé pendant ces quelques heures… Je l’ai retrouvée dans cette bizarre position qu’elle avait adoptée lorsque j’étais parti. Elle se tenait sur le côté, les jambes en chien de fusil, la tête appuyée sur son bras allongé. Sa main disparaissait dans le sable. Sa peau était rouge écrevisse…
— Tu vas prendre une insolation ! me suis-je écrié.
Elle s’est dressée. Il y avait je ne sais quoi d’incrédule dans son regard.
— C’est toi, a-t-elle bégayé. C’est toi, Daniel !
Elle hoquetait.
— Tu le vois, ma chérie… c’est moi, tu sembles surprise…
— J’avais peur que tu ne reviennes pas !
— En voilà une idée !
— Oui, maintenant, en te regardant, je comprends qu’elle était stupide…
Je l’ai embrassée pour cet effroi qui prouvait son attachement. J’avais faim de son corps. Je l’ai serrée contre moi à l’étouffer… Il brûlait… Sa bouche aussi brûlait… Un désir impétueux s’est emparé de moi. J’avais besoin de la prendre, tout de suite. Ce péril qui planait sur notre amour me donnait brusquement la notion aiguë de l’amour total…
— Viens !
Je l’ai entraînée vers la Casa Patricio.
Entre deux services, Tejero se prélassait à la terrasse, vautré dans un fauteuil, les pieds sur une table. Il lisait un roman d’amour dont la couverture s’ornait d’un mauvais dessin verdâtre…
Il nous a regardés entrer par-dessus le bouquin, et j’ai lu dans son œil sombre le reflet de mon désir. Il avait tout de suite compris ce que j’allais faire et pourquoi j’entraînais si précipitamment Marianne dans la Casa. Lui qui toujours souriait est resté grave, avec une pointe de nostalgie.
À l’intérieur, Mister Gin arpentait la salle commune, son verre à la main, en remâchant des souvenirs tropicaux… Il ne nous a même pas vus entrer dans ma chambre.
*
Il ne faisait pas particulièrement frais dans la petite pièce, mais la température différait sensiblement pourtant de celle qui régnait sur la plage.
Marianne s’est allongée sur mon lit.
— On est bien…
J’ai ôté ma chemise trempée de sueur.
Je me suis mis près d’elle sur le couvre-lit rouge… Elle respirait profondément. J’ai posé ma main sur sa poitrine. Elle a tourné sa tête vers moi. Ses yeux étaient infinis. Des bulles d’or tourniquaient dedans comme dans une coupe de champagne.
« Je t’aime », ai-je voulu murmurer.
Mais ça ne passait pas. Une main d’acier me broyait la gorge et j’entendais le bruit de mon cœur. Il emplissait la pièce de son rythme sourd.
Elle a compris pourtant.
— Moi aussi, je t’aime… Tu ne me quitteras jamais, Daniel ?
— Jamais !
— Tu me le promets ?
— Je te le jure…
— Et pourtant, si tu ne peux pas m’emmener ?
— Si je ne peux pas t’emmener, je ne partirai pas…
— Il faudra bien pourtant que tu rentres en France ?
— J’irai pour faire valider mon visa, mais dussé-je me faire naturaliser espagnol, je resterai près de toi.
J’ai fait glisser la bride du maillot. Il était plein de sable qui coulait sur le couvre-lit. Il y en avait aussi dans ses cheveux blonds.
Je l’ai embrassée. Ses lèvres étaient salées par la mer. Toute sa peau était salée. Le haut du maillot s’est détendu. Je l’ai tiré sur le bas et ses seins ont jailli. Ils étaient durs comme du marbre.
Elle a balbutié :
— Alors, tu veux bien de moi ?
— Je ne veux que toi, Marianne. Mon univers, c’est toi…
J’ai tiré encore le maillot. Il lui collait aux hanches et elle s’en dégageait par de légers soubresauts. Il était vert et ressemblait à la peau d’un serpent en train de muer. J’ai pétri la cambrure harmonieuse de ses reins. Puis ma main a glissé lentement sur son ventre plat et ferme. Quelque chose alors m’a glacé. Je suis sorti de mon extase pour regarder cette chose insolite que je sentais sous mes doigts. C’était une cicatrice… Une cicatrice plus éloquente que n’importe quel certificat médical : celle que laisse un accouchement dramatique.
J’ai été anéanti. Jusque-là, lorsque je me demandais qui pouvait attendre Marianne, j’avais pensé à des parents, à un amant… Je n’avais pas envisagé que ce pût être un enfant…
— Qu’as-tu ? a-t-elle soupiré.
Je devais avoir une sale figure, car elle s’est dressée sur un coude. La pointe de son sein gauche effleurait ma joue.
J’ai fermé les yeux.
— Rien, Marianne, je t’aime…
Et je l’ai prise comme on se tue, avec la volonté farouche d’échapper à l’insupportable.
Lorsque nous sommes revenus à nous, car la fureur de notre étreinte équivalait à une perte de conscience, le soleil avait disparu de la petite fenêtre et l’air avait pris cette teinte mauve qui précède les nuits de là-bas.
Elle gisait sur le lit, pantelante, éperdue, avec ses grands cheveux collés sur les joues et un bras pendant hors du lit comme une branche cassée pend de son arbre. Je me sentais sans volonté. Cet anéantissement m’avait soustrait à la peur. Car ce que j’avais ressenti en constatant que Marianne était mère, c’était avant tout de la peur. Une peur physique de la perdre. Si elle retrouvait la mémoire elle penserait à son enfant. Et alors l’instinct maternel reprendrait ses droits et je ne compterais plus pour elle. Si je découvrais son identité, son mari la récupérerait… En somme, j’avais entrepris une tâche qui ne pouvait que m’être fatale. Je forgeais une arme destinée à n’abattre que moi.
— À quoi penses-tu, Daniel ?
— Je suis bien, ai-je menti, je ne pense pas…
— On pense toujours à quelque chose ou à quelqu’un.
— Alors, toi, à qui penses-tu ?
J’ai presque crié la question. Elle a ramené sa main sur ma poitrine et ses ongles ont labouré doucement ma peau.
— Je pense à nous, mon amour… Je voudrais que tu me promettes une chose…
— Laquelle ?
— Elle est idiote, promets d’abord…
Читать дальше