J’ai perçu un glissement à mes côtés. C’était elle qui se rapprochait. Elle s’est assise, les jambes repliées sous elle, et l’ombre de sa main s’est allongée par terre comme l’ombre portée d’un oiseau. J’ai éprouvé une caresse sur ma tête. Elle avait posé sa main sur mes cheveux et ses doigts remuaient faiblement.
Je me suis redressé. J’ai étendu le bras pour l’attirer contre moi. Elle s’est laissée couler sur ma poitrine et n’a plus bougé. Son corps était plus chaud encore que le sable. Nous sommes de-meurés étendus un long moment sans bouger. Je ne pensais à rien. J’étais heureux…
Et puis elle a murmuré :
— Dites voir « Marianne ».
Vous me croirez si vous voulez, mais ça n’est pas elle qui a reconnu le prénom, c’est moi. À la façon dont elle l’a prononcé, j’ai compris que c’était le sien.
Je lui ai saisi le cou et, bouche à bouche, j’ai balbutié.
— Marianne…
J’ai vu deux larmes rouler sur les ailes de son nez.
— Je m’appelle Marianne…
— Comment ça vous est-il revenu ?
— Je ne sais pas… Je crois que c’est d’être contre vous. J’ai eu envie que vous m’appeliez par ce nom.
— Il est très joli…
Je regardais ses lèvres et j’avais envie d’y poser les miennes. Mais aucun désir charnel ne participait à ce besoin. Je l’ai embrassée. Elle a gardé ses lèvres closes. Elles étaient fermes et douces.
— Marianne !
Mon amour pour elle est parti très exactement de là. Comme démarre une course quand le starter presse la détente de son pistolet. C’était le plus fort, le plus exaltant des amours, car il se vouait à un être absolument neuf. Je réalisais le grand rêve de tous les hommes : aimer une femme sans passé. Une femme pour qui on représente un commencement.
Pour elle, tout partait de la nuit précédente. Ce qui s’était passé avant concernait une autre Marianne qui avait péri sous les roues de ma voiture.
Je ne dirai rien des jours qui ont suivi, sinon qu’ils furent les plus magnifiques de ma vie. L’existence avec Marianne dans ce paradis brûlé de Castelldefels était un enchantement de toutes les minutes. Elle était infiniment douce et tendre. Je peux dire que nous avons vécu pratiquement bouche à bouche pendant deux semaines. Nous allâmes aux courses de toros, dans les restaurants de nuit de la côte où les feuillages roussis des arbres brûlaient de mille ampoules versicolores. Nous fîmes des excursions dans le maquis environnant et le long de la mer jusqu’à Sitges.
Il me semblait que le Créateur m’avait confié le soin de recommencer le monde avec cette femme. Elle avait jailli de la nuit, pour moi. Et je la gardais farouchement. Pourtant elle n’était pas ma maîtresse. Nous avions des caresses chastes et des élans lourds de passion, mais jamais nous n’allions jusqu’à la consommation de notre amour, et cela nous effrayait. Nous le désirions sans doute, mais confusément, et cela nous effrayait.
Les étreintes seraient pour plus tard. Je savais qu’elles nous apporteraient, certes, une plénitude, mais aussi qu’elles abîmeraient quelque chose d’unique. J’avais la chance inouïe de retrouver grâce à elle mon innocence d’adolescent. J’étais redevenu neuf avec elle. Elle m’avait donné ma chance. Et ça, c’était un cadeau inestimable.
On a fini par nous accepter à la Casa Patricio. Je crois que les autres ont été touchés par notre amour, et qu’ils nous ont pardonné son caractère insolite. De moins en moins, se posait pour moi le problème de l’identité de Marianne. Au contraire, je redoutais de voir arriver quelqu’un, un matin, qui lui tendrait les bras et l’appellerait par son prénom… En compagnie de qui avait-elle franchi la frontière ? Ses parents ? Des amis ? Un amant ?… Un mari ? Elle ne portait pas d’alliance, mais cela ne voulait rien dire… Pourtant elle se comportait comme une jeune fille et décidément, je ne la voyais pas mariée… Du reste je ne « voyais » rien de ce que j’appelais « sa vie antérieure » car j’aimais mieux ne pas songer à ce genre de chose.
Mari ou parents, ami ou amant, elle n’était pas venue seule et des gens la cherchaient. Ces gens iraient soit au consulat de France, soit à la police et on les brancherait sur Castelldefels… Mais rien ne se produisit et les jours passèrent dans la paix dorée que j’avais décrite.
J’avais terminé son portrait. Il était excellent du point de vue pictural et cependant il me déplaisait, car avec cette toile un phénomène s’était produit. J’avais tellement réussi à capter la moindre expression de Marianne que je pouvais mieux lire son caractère sur ma toile que sur son visage. Or j’avais découvert dans cet œil qui me fixait en coulisse je ne sais quel bizarre éclat qui m’incommodait. Ce pétillement semblait étranger au reste de sa personne. Il témoignait d’une attention soutenue, presque gênante à force de fixité.
Pour le fuir, j’avais enveloppé ma toile dans un cartonnage et glissé le tout dans le coffre de mon auto, mais de temps à autre j’allais le contempler à la cruelle lumière du jour. Et tout de suite cet œil droit plongeait en moi et me faisait mal. Si je n’avais été aussi satisfait de mon œuvre, je crois que je l’aurais volontiers détruite.
L’original calmait mon trouble. L’éclat de l’œil existait bien dans la prunelle de Marianne mais il ne me produisait pas la même impression. Il était au contraire rassurant et je ne me lassais pas de son tendre rayonnement.
— Je t’aime, Marianne…
Elle rougissait un peu. J’embrassais les cheveux fous de ses tempes en pétrissant sa taille parfaite qui vibrait sous ma main.
Tout en elle me ravissait : son excitation, aux corridas, lorsque son visage s’empourprait et que sa bouche s’ouvrait sur des cris d’enthousiasme… Ses rêveries interminables, à mes côtés, tandis que je peignais… Elle se lovait dans le sable et le prenait à poignée. Elle le regardait couler de ses doigts serrés, en un mince filet d’or que le vent du large dispersait par saccades, comme une fumée.
Parfois, elle se mettait debout d’un bond et venait inspecter ma toile. Elle aimait ma peinture et la commentait avec une rare intelligence. Elle sentait ces formes étirées, ces couleurs puissantes. Elle percevait la poésie de mes sujets… Quel merveilleux public ! Un après-midi, tout de suite après la sieste, je peignais sur la plage, tourné vers la mer dans laquelle grouillait une foule miteuse. Marianne venait de prendre un bain et se faisait dorer sur une immense serviette-éponge à rayures multicolores. Il y avait un peu de brise et l’eau sentait très fort le sel marin. La voix cassée du père Patricio m’a hélé.
— Señor francés ! Señor francés !
Il n’avait jamais pu se mettre mon nom dans la tête. Je me suis retourné. J’ai vu qu’il brandissait un petit carré de papier blanc depuis l’étroite terrasse de la Casa !
— Correo !
J’ai posé ma palette. Une vilaine angoisse me serrait la gorge. Marianne somnolait, superbe, dans le soleil aveuglant qui faisait miroiter les paillettes de quartz et les débris de coquillages…
— Courrier !
Je ne recevais pratiquement pas de lettres. Ce devait être au sujet de Marianne… Je me suis dirigé vers la Casa Patricio d’une démarche accablée. Je pressentais une menace, une atteinte à mon bonheur.
Le Vieux me regardait. Il avait depuis quelque temps un mauvais sourire lorsqu’il me parlait. Il comprenait mal le comportement de ce barbouilleur qui devenait amoureux perdu des femmes qu’il écrasait.
— Correo !
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