Il était impressionné par leur monstrueux isolement. Maintenant la côte disparaissait derrière les vagues et on ne pouvait plus que la deviner.
— Ça suffit ! dit-il sèchement en s’arc-boutant pour bloquer les pédales.
— Tu as peur ? questionna Lina.
Elle aussi transpirait. Les gouttes de sueur avaient remplacé les gouttes d’eau sur son visage empourpré par l’effort.
— C’est angoissant, fit-il, retournons.
Elle éclata de rire.
— Et c’est toi qui, paraît-il, as voulu te noyer, la nuit dernière ?
— Ce n’est plus pareil !
— Allons donc ! La mort est toujours pareille !
Ils cessèrent de pédaler. Des vagues chahutaient leur embarcation. Ce n’était pas dangereux car la mer restait sage et les flotteurs du pédalo possédaient un volume et un écartement suffisants pour assurer la stabilité de l’appareil.
Lina se mit debout sur le banc au grand émoi de Philippe.
— Qu’est-ce que tu fais ! s’écria-t-il.
— Je vais simplement prendre un bain car je suis en nage, dit-elle.
— Tu es folle ! Ce n’est pas prudent !
— Tu sais : qu’on soit à cinquante mètres ou à cinquante kilomètres du rivage, c’est pareil.
Elle leva haut les bras, prit un élan qui fit danser violemment le pédalo et exécuta un impeccable plongeon.
Elle mit un certain temps à réapparaître. Philippe, le souffle coupé, guettait la tache verte du maillot, ne la trouvait pas et sentait une immense panique s’emparer de lui. Enfin la tête coiffée de blanc de Lina surgit à un endroit où il ne l’attendait pas.
— Ho ! Ho ! cria-t-elle en agitant un bras.
Il répondit à son geste par un geste identique mais mal assuré. Lina se trouvait à une vingtaine de mètres de l’appareil. Elle fit quelques brasses pour s’éloigner un peu plus.
— Reviens, Lina ! hurla Philippe ! C’est idiot ! Reviens tout de suite !
Son cœur battait à grands coups féroces jusqu’à provoquer une intense brûlure dans toute sa poitrine.
Lina fit la planche, puis son buste se redressa.
— Phil ! cria-t-elle, je crois que si tu veux me quitter, c’est le moment, non ?
Elle éclata de rire et se remit à nager. Philippe qui s’était à demi dressé pour appeler Lina retomba assis sur le banc. Ses pieds nus cherchèrent les pédales de bois. Au début, il n’eut pas conscience de pédaler, ce fut le floc-floc de la petite roue à aubes qui l’avertit de ce qui se passait. Il pédalait !
Il y eut un temps mort au cours duquel il lui sembla que la mer elle-même venait de se pétrifier. Et puis brusquement, avec une frénésie éperdue, il se remit à pédaler en direction de la terre.
Il avait dans les oreilles le fracas de la roue à aubes malaxant l’eau furieusement. Et puis il y eut un grand cri terrible ; un cri tel qu’il n’en avait jamais entendu. Il ne se retourna pas et s’escrima sur son pédalier avec une telle ardeur que son pied gauche dérapa et que l’angle de la pédale lui meurtrit cruellement la cheville. Hagard, il retrouva la position initiale pour repartir. Il ne savait plus exactement ce qu’il faisait. Il fuyait comme on fuit un grand danger et ne songeait pas à la nature de son acte non plus qu’à ses conséquences.
Au bout d’un moment, la tentation fut trop forte et il se retourna. Ce qu’il vit le glaça. Lina, au lieu d’appeler, nageait vers le pédalo à une allure olympique. Son crawl forcené la rendait plus rapide que le lourd engin sur lequel Philippe se démenait. Elle regagnait du lorrain. Ses longs bras bronzés sortaient de l’onde comme des tentacules avides, toujours plus près du pédalo. Lui s’acharnait à mouvoir les pales archaïques de la roue avec l’énergie d’un affreux désespoir.
Il était désespéré à cause de cette course au « finish » dont la mort constituait l’enjeu. Il ne voulait pas que Lina le rattrapât ; désormais il ne pourrait plus la regarder. La véritable rupture était consommée. À quoi pensait-elle ? À rien d’autre qu’à saisir un montant du pédalo. L’instinct de conservation mobilisait tous ses sens, toute son énergie, toutes ses pensées.
Il se courba en avant afin de pouvoir pédaler plus fortement. Il avait le souffle court et sifflant. Son sang martelait ses tempes en produisant dans sa tête un floc-floc identique à celui de la roue à aubes.
Brusquement il lui parut que le pédalo s’enlisait ; que la mer refusait de le laisser naviguer. Il regarda de nouveau en arrière et eut envie de vomir en constatant que Lina venait de saisir un flotteur. Elle se suspendait follement à la grosse torpille creuse, s’arc-boutant dans l’eau de tout son être pour le faire stopper et y parvenant d’une façon stupéfiante.
Phibppe poussa un gémissement désespéré et pesa de tout son poids sur les pédales. Il sentit l’espèce d’indécision du pédalo dans tout son corps. Alors il se dressa et enfonça son pied droit. La pédale sembla pénétrer dans une matière molle ; il y eut une secousse et l’esquif, libéré, retrouva sa mobilité.
— Non, Philippe ! Non !!!
Il se savait sauvé maintenant. Les mains de Lina ne pouvaient plus maintenir le gros flotteur mouillé qui leur échappait. Elles glissèrent sur la tôle blanche, étreignirent de façon dérisoire l’extrémité profilée du flotteur et se retrouvèrent libres dans l’eau perfide.
— Philippe, je t’aime !
Il se sauvait, sans se retourner, poussant un cri rauque à chacun de ses coups de pédale. L’appareil lui parut léger, lui parut rapide. Il était aveuglé par sa sueur, par son sang et par ses larmes. Déchiré, déchirant, ivre d’absolu il agitait ses jambes en cadence, les yeux rivés sur le ciel bleu au fond duquel se rassemblaient déjà les rouges lueurs d’un couchant somptueux.
Quand il aborda sur la plage où les baigneurs commençaient à rassembler leurs effets, il sembla à Philippe que des années venaient de s’écouler depuis son départ sur le pédalo.
Le loueur aux cheveux frisés s’avança, l’air narquois :
— J’ai cru que vous alliez traverser l’Adriatique, m’sieur.
Philippe frémit.
« Donc, il m’a suivi des yeux, songea-t-il. Il a vu Lina prendre place sur l’appareil. »
C’étaient ses premières pensées cohérentes.
Il mit pied à terre et ses genoux plièrent tant était immense sa fatigue.
— Combien ? haleta le jeune homme.
— Mille lires, m’sieur.
Philippe sortit un billet froissé de sa poche. La coupure était molle parce que détrempée par sa transpiration.
— On dirait que vous venez de faire un rude exercice, m’sieur ?
Il ne répondit pas et s’éloigna en titubant. Il gagna la forêt de parasols. Le plagiste les fermait à mesure que les estivants s’en allaient. On eût dit les fleurs d’un jardin hors mesures dont l’approche du soir replie les pétales.
Philippe aperçut le Presidente et sa fille assis dans deux transats. Giuseppe lisait un hebdomadaire violemment illustré dont la couverture représentait (en couleurs pisseuses) un accident de chemin de fer. Sirella rêvassait, les mains repliées derrière la nuque.
Philippe la considéra avec émotion. Elle était son seul recours désormais, son refuge, sa nouvelle vie.
Il s’approcha d’eux d’une démarche trébuchante. Il devait jouer le jeu, déjà il avait manqué sa rentrée dans son nouvel univers en ne prévenant pas le loueur de pédalo.
— Presidente !
Giuseppe abaissa son illustré et se redressa maladroitement sur son siège de toile avec des mouvements patauds de crustacé. Le visage blafard, les traits creusés et les yeux cernés par l’effort de Philippe annonçaient une catastrophe.
Читать дальше