Le gosse prit peur et, au lieu de venir récupérer son ballon, courut se réfugier sur la serviette de bain où sa mère se faisait dorer. Calmé, Philippe donna un coup de pied au ballon pour l’expédier à son jeune propriétaire. Il se sentait nerveux.
Il fut tenté de regagner l’hôtel afin d’avoir une conversation avec Sirella. Après tout, il ne savait pas ce qu’elle éprouvait pour lui. L’aimait-elle ? Il eut peur d’avoir mal interprété sa passivité. Peut-être rêvait-il « à vide ».
Refaire sa vie ! Contrairement à ce que prétendait Lina, on peut y parvenir mais à condition que quelqu’un vous aide ! Pouvait-il compter sur la jeune fille pour mener à bien une pareille entreprise ?
Ses pieds nus s’enfonçaient dans le sable humide du rivage. Parfois, une vague plus hardie venait chatouiller la plante de ses pieds, rendant le sable plus malléable sous lui. Il se retourna pour regarder ses empreintes, la mer les effaçait déjà. Ainsi s’estompe et disparaît le passage de l’homme sur la terre.
— Un pédalo, m’sieur ? Avec une seule main vous pourrez !
Il avisa un grand gamin doré, aux cheveux frisottés, qui le regardait hardiment. Quelques pédalos blancs gisaient sur la plage comme des poissons qui se seraient échoués. Le loueur de pédalos venait de lui adresser la parole en français. Philippe lui fit part de son étonnement.
— Comment sais-tu que je suis français ?
— Je le vois !
— À quoi ?
Le jeune garçon secoua sa tête bouclée. Quelque chose de vaguement inquiétant sourdait de sa personne. On devinait un être malin et sans scrupules.
— La figure, monsieur. Et puis la coupe du pantalon. Vous devriez faire un peu de pédalo pour vous dégourdir les jambes.
Sans attendre la réponse il poussa jusqu’au flot l’un de ses appareils.
— Montez !
— C’est combien ? demanda Philippe.
— Vous me paierez en revenant, ça dépend du temps…
Philippe prit place sur le pédalo. L’autre le propulsa face au large et les deux gros flotteurs se mirent à danser sur les vagues. Philippe appuya sur les pédales avec frénésie. Au fond le garnement avait raison : il manquait d’exercice. Un unique levier commandait le gouvernail. Philippe décrivit quelques méandres avant de s’éloigner de la côte.
— Attends-moi ! cria Lina.
Elle accourait dans une gerbe d’écume. Comme elle avait pied, il ne lui fut pas difficile de se hisser sur le banc à deux places de l’embarcation. Philippe la regarda s’installer à ses côtés d’un œil bourré d’ennui. Lina était ruisselante, de grosses gouttes d’eau perlaient sur les ailes de son nez et à la pointe de ses cils.
— C’est à cause de ton plâtre que je t’ai repéré, Phil.
Il se mit à pédaler si rageusement que Lina eut du mal à poser ses pieds sur le second pédalier. Elle joignit ses efforts à ceux de son amant et le pédalo se mit à filer bon train en direction de l’horizon. Un gros canot automobile leur coupa la route, tirant à sa suite une skieuse en bikini orange. Le sillage du hors-bord malmena leur frêle esquif et Lina hurla :
— Tiens-toi bien !
Lorsque le sillage s’affaissa un peu, elle tourna son visage blême vers son compagnon.
— Tu as eu peur ? demanda Philippe.
— Pour toi, dit-elle. Si tu tombais à l’eau tu ne pourrais pas nager avec ton bras cassé qui pèse une tonne !
— Qu’éprouverais-tu si je disparaissais ? murmura-t-il.
— Je l’ignore, Phil.
— Tu aurais beaucoup de chagrin ?
— Ce serait une faillite totale. Je crois qu’il m’arriverait la pire des choses.
— Laquelle ?
— Je deviendrais vieille.
Il ricana :
— Dans le fond, c’est ce que tu appréhendes le plus au monde ?
— Je pense que oui.
— Bref, je suis ta jouvence, c’est pourquoi tu tiens tant à moi ?
— Ne dis pas de bêtises !
— Je ne dis pas de bêtises, je conclus !
Il continuait d’actionner son pédalier avec la même vigueur. Les vagues se faisaient plus fortes et le soleil cognait plus dur.
— Qu’est-ce qui te peinerait le plus, Lina : que je te quitte ou que je meure ?
— Que tu meures, Phil ! Que tu meures !
Elle ajouta :
— Car si tu me quittais tu reviendrais près de moi à un moment ou à un autre ; je me trompe ?
Il reçut comme un coup violent en pleine poitrine. N’était-ce pas cette idée qui, un instant plus tôt, l’avait arraché à son transat ? En imaginant la mort de Lina il lui était apparu clairement que c’était la seule rupture possible. Il comprenait maintenant comment certaines gens deviennent des assassins. Une pensée de ce genre naît en eux, s’affermit, tourne à l’idée fixe et un jour… Un jour l’acte devient possible, il devient facile !
— À quoi penses-tu ? questionna-t-elle.
Il regardait passer un bateau à voiles et fit mine de s’intéresser à sa longue glissade silencieuse.
— À rien !
— Si tu me quittais, tu reviendrais, reprit-elle avec ivresse. Tu veux que je te raconte comment cela se passerait ?
— Tu crois que c’est utile, Lina ?
— Ecoute… Au début, tu te jetterais sur cette Sirella…
Il l’interrompit.
— Pourquoi, lorsque tu parles d’elle, dis-tu toujours « cette » quelque chose, et non pas « Sirella » tout court ?
Elle fit une lamentable grimace.
— C’est donc si grave que ça, Phil ?…
— Oui, murmura Philippe. C’est grave.
Elle s’ébroua et poursuivit, en essayant de donner quelque apparence de fermeté à sa voix tremblante :
— Je disais donc que tu te jetterais sur Sirella à en perdre haleine parce que tu es un frénétique. Tu organiserais un mode de vie qui lui plairait sûrement. Pendant un certain temps tu te persuaderais que le bonheur existe et que tu viens de le trouver. Et puis un jour quelconque, en dépliant ta serviette ou bien eu te rasant, il y aurait en toi comme un déclic, Phil. Tu les connais, tes déclics ? Tu te demanderais : « Mais à quoi ça rime, tout ça ? Où vais-je ? Qu’espéré-je ? » Ton nouvel univers commencerait alors à vaciller. Tu deviendrais maussade. Tu te mettrais à voir les défauts de Sirella et à ne pas les lui pardonner. Et tu repenserais à moi, à nous deux, si pareils l’un à l’autre par la pensée et dans l’amour. Et je te trouverais sur mon paillasson un matin, pas rasé afin de mieux m’attendrir, tout fripé et sentant le train.
— C’est dégueulasse ! dit Philippe.
— De te dire ça ?
— Ce qui est dégueulasse c’est que tu aies probablement raison.
Il se retourna et eut un choc en constatant que la côte n’était plus qu’une ligne sombre et qu’ils voguaient maintenant entre deux horizons.
— Tu as vu où nous sommes ?
Elle se retourna aussi et sourit.
— Continuons encore, c’est bon d’être seuls, nous deux, sur la mer.
— Nous allons finir par aborder en Yougoslavie ! plaisanta le blessé.
— Tu es fatigué ?
— Non.
Ils pédalèrent dorénavant avec application, non plus pour la joie évasive de flotter sur l’eau, mais pour s’éloigner davantage encore de la plage.
— Je te jure que nous allons trop loin ! assura Philippe d’un ton surexcité.
— Trop loin de qui, Phil ? Nous sommes ensemble, je n’ai pas peur.
Les canots tractant des skieurs formaient une sorte de frontière mouvante, loin derrière eux. Ils leur donnaient les limites du raisonnable. Leurs pétarades s’estompaient dans le murmure caverneux de la mer.
— À combien sommes-nous de la côte ? demanda-t-elle en haletant.
— Je n’en sais rien !
Elle donnait le rythme en pédalant plus énergiquement que lui. De la sueur ruisselait sur le front de Philippe et son bras lui faisait très mal.
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