— N’aggravez pas votre cas, dit le plus gros.
Son œil porcin semblait la déshabiller. S’ils voulaient lui faire peur, c’était réussi. Maerthens croisa ses mains sur son entrejambe, dans la position de celui qui attend que ça se passe. Un numéro bien huilé.
— Vous n’avez pas le droit d’entrer chez moi comme ça, fit-elle sans se démonter. Montrez-moi votre mandat ! Et puis d’abord qui vous envoie ?
L’agent spécial la saisit par les poignets et, forçant à peine, lui broya l’articulation.
— Pas de ça avec nous, ma petite. Nous cherchons Osborne et tu vas me dire où il est.
— Vous me faites mal.
Il n’y avait rien dans les yeux du gros flic, qu’un vide sidéral.
— C’est moi qui parle. Toi tu réponds : où est Osborne ?
— Je n’en sais rien, couina Amelia. Mais lâchez-moi ! s’énerva-t-elle. Vous me faites mal !
Dowd lui tordait le poignet, si fort qu’elle dut mettre genoux à terre. Maerthens, qui connaissait la méthode, observait le mobilier. Son acolyte avait fléchi sa bedaine sans relâcher son étreinte.
— Osborne est un petit copain à toi, non ?
— Vous êtes fou !
— Il n’est pas rentré à son hôtel, siffla Dowd. Tu l’as hébergé ?
— Non !
— Tu l’as hébergé parce qu’il te baise ? C’est ça ?
Son haleine rappelait les salles d’autopsie.
— Pauvre type, fit-elle entre ses dents.
Dowd pinça ses petites lèvres et vissa son poignet. Amelia hurla en se contorsionnant sur le parquet.
— C’est ça, il te baise ! Et parce qu’il te baise, tu te crois au-dessus de la loi ! Petite pute !
Il postillonnait. Elle gémit.
— Lâchez-moi…
Dowd la jeta sur le parquet du salon. Amelia glissa jusqu’aux pieds de Maerthens, qui lui planta le genou dans la colonne vertébrale. Elle se tordit de douleur. L’autre lui passa une paire de menottes, serra les bracelets dans son dos.
— Aïe !
Amelia fit un geste pour se réfugier contre le mur quand son visage se figea : un canif luisait sous son nez. Au-dessus, le visage adipeux de l’agent Dowd suait à grosses gouttes. Il y avait autre chose que de la colère dans ces yeux.
— Tu vas parler, petite pute, dit-il, fais-moi confiance…
Amelia ne bougeait plus, tétanisée par la peur. D’un geste brutal, Dowd arracha sa robe, jeta les lambeaux sur le parquet peint et plongea le canif vers son sexe. Amelia lâcha un cri en serrant les cuisses : l’élastique de sa culotte sauta sous la pression de la lame.
— Petite cochonne…
Amelia se recroquevilla au milieu du salon.
— Ça vous coûtera cher, maudit-elle.
Le gros flic ricana avant d’adresser un signe à son compère, qui la tira par la racine des cheveux. Amelia tenait à peine debout : Dowd lui planta son poing dans le ventre. Amelia s’inclina, le souffle coupé. Un bloc de terre obstruait ses vaisseaux, elle respirait à peine, happant l’oxygène comme un poisson sur le pont. Maerthens l’empoigna de nouveau par le scalp et releva sa tête tandis que l’autre rajustait sa ceinture, l’air satisfait.
— Alors ? Il est où Osborne ?
Amelia ne pouvait pas parler. L’estomac dans la gorge.
Dowd renifla bruyamment, sortit un gant de plastique de la poche de sa veste et l’enfila. Maerthens la tint par les aisselles et la souleva du sol : Dowd en profita pour enfouir sa main gantée sous ses fesses et, forçant le passage de ses gros doigts boudinés, trouva les deux orifices. Il s’enfonça méchamment. Amelia eut une dernière torsion. L’homme aux yeux porcins fouillait en elle, les narines haletantes.
— Alors ? s’écria-t-il. Je vais t’arracher le cul, salope !
Elle fondit en larmes.
Soudain les lumières s’éteignirent. Le compteur avait disjoncté, plongeant la maison dans le noir. L’espace d’une seconde, on n’y vit plus rien.
— Dowd !
Une silhouette s’était glissée dans la pièce, Maerthens venait de l’apercevoir depuis le vestibule. Alerté, Dowd retira vite sa main gantée et fit volte-face quand un patu maori lui brisa le crâne.
L’agent spécial bascula en arrière et, trébuchant sur le corps d’Amelia, s’affala sur le sol. Maerthens avait dégainé son Magnum 57 : il cherchait une cible mouvante dans les ténèbres, crut en déceler une, pressa la queue de détente. La balle fit voler en éclats la lampe perchée sur la table. Il tira de nouveau mais une pluie de plâtre se répandit sur le canapé. Une menace à gauche, fugitive : Maerthens pivota. Le revolver lui gicla littéralement des mains. Il esquissa un geste pour ramasser le calibre mais la massue le percuta en plein visage. Le nez emporté dans un bruit d’osselets, Maerthens chancela un instant sur le parquet.
Osborne serra plus fort le patu de Tagaloa. Il avait tué un homme, c’était trop ou pas assez : alors il frappa, de toutes ses forces. L’épaule de Maerthens s’affaissa. La brute chuintait mais ne tombait pas : un flot de sang giclait de son nez, il titubait à la recherche de son arme, encore debout. Osborne frappa de nouveau. La mâchoire de Maerthens se brisa net, emportant quelques dents. Conséquence sans importance : le coup suivant lui fissura la tempe gauche.
Alors il s’écroula d’un bloc.
Un silence lourd de vagues emplit la pièce.
Osborne lâcha la massue, qui tomba à son tour sur le sol. Ses mains tremblaient mais sa tête était vide. Rodé à l’obscurité, il vit trois corps sur le parquet : deux immobiles, baignant dans leur sang, l’autre contre le sofa, recroquevillé dans la position du fœtus… Osborne chassa son ombre dans le miroir. Du pied, il s’assura que les types ne bougeraient plus et remit le disjoncteur.
La lumière du salon l’aveugla un court instant. Amelia n’avait pas bougé. Nue, menottée, elle pleurait doucement. Osborne s’agenouilla près des cadavres, fouilla leurs poches. Une plaque de police : « Agent spécial Maerthens. » L’autre s’appelait Dowd : un gros type au faciès répugnant, le crâne ouvert… Il y avait aussi une blessure plus ancienne, à la paupière droite : la marque laissée par sa clé de voiture… C’était donc eux, les deux flics qui avaient tenté de lui régler son compte, l’autre nuit, derrière l’hôtel. Manquait le troisième homme cagoulé, celui qui tenait le Beretta : il devait actuellement cuver sa haine dans une chambre d’hôpital, estropié à vie — Gallaher…
Osborne se redressa, le cœur chiffonné. Il trouva les clés des menottes dans les poches de Maerthens et libéra les poignets meurtris de la jeune femme. Amelia se tassa un peu plus contre le sofa, comme si elle voulait s’y terrer. Osborne passa sa main poisseuse sur ses cheveux.
— Ils t’ont fait mal ?
Elle ne répondit pas. De grosses larmes perlaient sur ses joues pâles.
— Je les tuerai, murmura-t-il à la lune. Je les tuerai tous…
Une vague s’écroula en contrebas. Amelia soutint son regard :
— Contente-toi de me laisser vivre.
*
Les mains cramponnées au volant de la Chevrolet, Osborne roulait. Au loin, les lumières d’Auckland brillaient comme des cierges. Il revenait de la décharge où il avait enfoui les corps des deux flics — pas à dire : un beau charnier qu’il constituait là… Qu’importe, ce n’était pas le moment de s’interroger sur son destin de tueur. Il avait vérifié les derniers numéros appelés depuis les portables de Dowd et Maerthens : celui de Timu.
C’est donc le chef de la police qui les avait envoyés chez Amelia, à sa recherche… Étaient-ils au courant de leur relation ? Et pourquoi cette violence ?
Il atteignait maintenant les faubourgs de la ville endormie. Le coup était risqué mais il ne pouvait pas laisser Amelia dans cette situation : Osborne déposa les plaques des deux agents spéciaux, le club maori de Tagaloa et l’adresse de la boutique de Nepia devant la porte du domicile du coroner Moorie, dans le quartier chic de Devonport, un paquet à l’attention du chef de la police. Ça devrait faire son effet et brouiller les pistes : le légiste était de mèche avec Gallaher et Timu, les plaques des deux flics et la massue laisseraient supposer qu’ils avaient été tués, et la piste les enverrait à South Auckland, c’est-à-dire loin d’Amelia. Elle nierait avoir reçu leur visite. D’ici à ce qu’ils l’interrogent, l’assistante du coroner aurait le temps de finir l’autopsie de Tagaloa : car traumatisée ou pas par ce qu’elle venait de vivre, la petite Anglaise avait insisté pour achever son travail de fourmi. Osborne ne savait pas si c’était la haine qui lui donnait du courage, ou l’amour.
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