— Et toi ? relança Hana.
— Moi, rien de spécial.
— Tu as quand même appris à parler maori, insinua-t-elle.
— Tu appelles ça parler ?
— Faut bien commencer à un moment ou à un autre…
Sur le coup, Paul aurait juré qu’elle parlait d’eux.
— Tu sais ce que tu vas faire après le lycée ? demanda-t-elle.
— Ça dépend.
— De quoi ?
— Je sais pas encore. Ça dépend.
La jeune Maorie fronça les sourcils dans un rictus charmant.
— Toujours aussi mystérieux…
— C’est toi qui disparais à tout bout de champ, rétorqua-t-il, pas moi.
— Toi aussi tu devrais partir, insinua la jeune fille.
— Je compte pas faire de vieux os par ici.
— Raison de plus pour ne pas perdre de temps.
Hana le buvait des yeux. Ou alors il délirait.
— Tu attends quelqu’un ?
— Les copines, répondit-elle.
— Toujours en clan ?
— Toujours en vie. (Elle se tourna vers les baraquements qui constituaient leur lotissement.) Tiens, les voilà qui arrivent…
Les sœurs Douglas traversaient le terrain vague qui menait à l’arrêt de bus, d’horribles caleçons longs et une veste de chasse en guise d’uniforme.
— On va en ville, annonça Hana. À l’aquarium de Kelly Tarlson. Tu veux venir avec nous ?
Paul jeta un œil sur les jeunes Maories qui approchaient, la mine boudeuse.
— Aue [11] Exclamation exprimant la consternation ou le désespoir.
, fit-il en se levant.
Ils n’avaient plus beaucoup de temps. Ils n’avaient même plus de temps du tout : Paul se pencha et l’embrassa sans réfléchir, comme on se jette dans la gueule du loup.
Hana resta une seconde interloquée mais le laissa filer. Les sœurs Douglas gloussaient déjà.
— Qui c’est ce mec ? demanda l’une d’elles.
— Mon voisin, répondit Hana.
Les filles s’esclaffèrent de concert :
— C’est lui ? Ouah ! Mignon !
Paul venait de disparaître au coin de la rue. Hana haussa les épaules. Mignon, non, ce n’était vraiment pas le mot…
Les émanations du restaurant chinois montaient jusqu’au studio de l’hôtel. Allongé sur le lit, Osborne buvait, les yeux dans le vague. Le rhum faisait passer l’amertume de la cocaïne, pas le reste.
Une menace se profilait à l’horizon, semblable à l’orage sur la mer. Fatalement, l’image de la femme-tronc retrouvée sur la plage se superposa à celle d’Hana. Osborne avait parlé aux Maoris qui pêchaient sur les rochers : d’après eux, les courants avaient dû ramener le corps vers le rivage. Quant aux squales, il y en avait au large, des petits, et, pour peu que la fille saignât, il était fort possible qu’ils en aient fait leur festin. Mais de là à lui arracher les jambes, les pêcheurs faisaient la moue : ici c’était pas l’Australie…
Osborne roula un stick. Depuis l’écran de télévision perché au-dessus du lit, le présentateur du journal du soir proposait un sondage sur le vif via le numéro de téléphone de la chaîne. Objet de l’enquête, l’immigration. Une question : « La Nouvelle-Zélande doit-elle rester un pays d’accueil ? » Pour l’illustrer, un reportage où une famille asiatique racontait leur aventure : fuite du pays pour cause de répression, arrivée en terre promise, démarches administratives pour se faire accepter sur le territoire, apprentissage de la langue, acculturation, scolarisation des enfants, images de fraternité dans la cour d’école, du chef de famille, initialement professeur à Manille devenu jardinier à Auckland, puis plan serré de la famille regroupée sur le canapé du salon, souriante et confiante en l’avenir…
Osborne finissait de rouler le joint quand la fenêtre de la chambre s’ouvrit en grand. Une paire de moustaches passa par l’embrasure, puis un museau.
— Te revoilà, toi…
La chatte bicolore posa sa patte contre le rebord de la fenêtre, se ravisa en apercevant l’homme sur le lit, sauta quand même. Elle lui jeta un regard inquiet puis, comme il ne réagissait pas, lâcha un miaulement avant de bringuebaler son ventre mollasson aux quatre coins de la pièce. Elle cherchait quelque chose, quelque chose qu’elle non plus ne trouvait pas…
Depuis l’écran de télévision, la mine joviale du présentateur virait à la grimace. À la question « La Nouvelle-Zélande doit-elle rester un pays d’accueil ? », 11 % de réponses étaient positives, 87 % négatives (2 % d’abrutis avaient téléphoné pour dire qu’ils ne se prononçaient pas).
Osborne zappa, constata au passage qu’Aetoraoa, la chaîne de télévision en langue maorie, n’existait plus, et coupa le tout. La chatte avait sauté sur la tablette et le fixait maintenant de ses gros yeux jaunes, un peu sotte. Il l’appela Globule, tapota sa tête et la mit dehors. Après quoi, il consulta ses notes.
On avait volé la hache du vieux chef ngati kahungunu, au nez et à la barbe du dispositif de sécurité de Nick Melrose, sans laisser de trace d’effraction. Zinzan Bee faisait partie de la même tribu : hasard, coïncidence ? Fitzgerald disait l’avoir abattu lors de son dernier contact radio mais on n’avait jamais retrouvé le corps… Osborne ne croyait pas aux fantômes — foutaises. Non : celui qui avait fait le coup avait forcément les clés…
Auckland s’endormait, bercée par le Pacifique. Culhane avait proposé de passer le prendre pour se rendre à la soirée mais Osborne avait refusé. Il s’assit sur le rebord de la fenêtre et fuma le stick d’herbe pure, en attendant que le soleil s’effondre.
*
La Chevrolet se gara le long de Manukau Road. La nuit était douce. Les mains dans les poches, Osborne marcha jusqu’au grand hall de l’Observatoire.
Semblable à une tour de contrôle sur la ville endormie, le bâtiment dépassait les buildings d’une tête ou deux, longue tige de verre et de béton surplombée d’une sorte de soucoupe volante faisant office de restaurant, casino et salle de conférences. C’est là que la jet-set locale avait rendez-vous.
Deux limousines aux vitres teintées attendaient au bas de la tour d’ivoire. Osborne montra l’invitation aux gorilles qui filtraient l’entrée et la lança sur le comptoir de l’accueil où un type à tête d’obus lui indiqua le chemin de l’ascenseur. Il était tard, il croyait arriver le dernier mais une grosse Maorie en blouse et une jeune femme attendaient dans la cabine. La première avait des fleuves de varices sur les mollets, la seconde de belles jambes dorées et une voix avenante.
— Hi !
— Hi.
La grosse Maorie qui stationnait au fond de l’ascenseur ne broncha pas : elle avait converti ses aides sociales en pièces de monnaie et allait jouer le tout au casino. Osborne se concentra sur le visage qui avait de jolies jambes et découvrit une métisse sculpturale. Brune, les cheveux attachés, elle portait une robe de soirée qui malgré la compression lui allait plutôt bien — il retint surtout son expression, déjà croisée chez d’autres femmes, un avant-goût de gourmandise qui, de fait, mettait en appétit.
La fille lui sourit de ses dents blanches tandis qu’ils grimpaient les étages.
— Vous allez là-haut ? s’étonna-t-elle.
— Pourquoi, pas vous ?
— Si si !
Elle était presque aussi grande que lui et parlait sans détour.
— Je ne vois pas trop un type comme vous dans une soirée comme ça, fit-elle remarquer.
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