L’autre hausse les sourcils avant d’arrêter de travailler. Ils laissent leurs appareils électroniques à l’entrée de la pièce.
Will laisse s’écouler quelques secondes.
« As-tu également modifié mes valeurs ?
— Will, Will, Will ! » Carl hoche la tête en souriant. « Encore bourré d’hier soir ? Tu l’as dit toi-même. J’ai écrit les règles des algorithmes d’après lesquels tu agis depuis longtemps. Quelles conséquences auraient eu des modifications graduelles ? Il n’y a pas la moindre différence !
— Hier, nous étions au bord de l’abîme. Aujourd’hui, nous sommes sur le point de sauter. Voici la différence.
— Très drôle ! Rappelle-toi : nous améliorons constamment les algorithmes.
— Tu les améliores ! Je veux savoir si je suis un rat de laboratoire. Si tu mènes tes expériences sur le conseil.
— Non. » Il le fixe droit dans les yeux.
« Comment puis-je en être certain ?
— Si tu pouvais les lire, je te montrerais l’algorithme standard et le protocole de ton compte pour que tu puisses les comparer.
— Comme tu le sais, je n’y connais rien…
— Ce n’est pas ma faute si vous êtes tous des analphabètes numériques. Tu dois donc me faire confiance.
— Et comment ? Après ce que tu nous as raconté.
— Précisément ! Parce que je vous l’ai raconté. Au lieu de le garder secret, de vous pousser à quitter l’entreprise et de rester seul à conquérir le monde. » Il rit de nouveau. « Je crois que tu surestimes Freemee. Nous ne sommes pas dans un film de James Bond. Nous avons des concurrents qui usent de modèles semblables. Les players traditionnels commencent à faire des offres sérieuses. C’est la compétition inhérente au système dans une société libre !
— Une compétition comme pour les systèmes d’exploitation, les moteurs de recherche et le commerce en ligne ? Il n’y a aucune compétition, que des monopoles.
— Ah ! Microsoft est un géant agonisant, des anciennes superstars comme AOL ou MySpace font partie de l’histoire maintenant, Facebook et Apple sont des dinosaures et Google…
— Veux-tu dire que tu ne donnes à Freemee que quelques années à vivre ?
— Je veux dire par là que nous ne vivons pas sous la dictature du führer Carl Montik, ainsi que tu te plais à l’imaginer. Je veux seulement proposer aux gens un outil fantastique afin d’améliorer leur vie ! Veux-tu en être ? »
Qui refuserait ?
« On demandera la même chose a Mme Bonsant tout à l’heure. Même si sa boule de cristal n’évalue les probabilités d’une réponse positive qu’à hauteur de 18,6 %. » Il se lève, aligne sa chaise. « Ah ! Tant que j’y pense », poursuit-il alors que Will se lève également, « peut-être devrais-tu aller chercher des renforts auprès d’Alice Kinkaid pour ce qui est de la politique de notre entreprise. Il faudra bien la mettre au courant, tôt ou tard. »
Marten et Luís regardent Alice pénétrer chez Freemee. Elle est vêtue d’un tailleur clair et porte un grand sac à main. Une deuxième fenêtre sur l’écran dévoile ce qu’elle voit à travers ses lunettes.
« Nous sommes à l’intérieur de son smartphone, de ses lunettes, de sa smartwatch, fait Luís.
— Et dans son sac à main ?
— Oui, si elle regarde dedans avec ses lunettes. »
Ils suivent son trajet jusqu’à son bureau. Elle salue quelques collègues, s’arrête çà et là pour échanger quelques mots.
« Elle est bien communicative, remarque Luís.
— Elle dirige la communication, grogne Marten. Elle ferait mieux d’entrer en contact avec ses amis de Zero, au lieu de bavarder. »
Il a les yeux rouges. Le long week-end au bureau a laissé des traces.
À peine s’est-elle assise que Will Dekkert l’appelle.
« Nous devons rapidement parler de quelque chose d’important. Quand serais-tu libre ?
— Je suis en rendez-vous jusqu’à midi.
— OK. Va pour midi. Dans le bunker. »
Cyn et Chander sont dans la rue, sous un soleil de plomb. Heureusement, Will leur a envoyé une voiture. On se croirait en automne à l’intérieur. L’air dans les rues est vibrant de chaleur. Le moteur ne produit aucun son.
« Un moteur électrique », les informe le chauffeur.
Elle s’aperçoit qu’il ne tient pas le volant.
« Elle se conduit toute seule. Un prototype. Freemee en a quelques-unes pour les tester. Pour l’instant, il faut encore que quelqu’un soit derrière le volant. Pour des raisons de sécurité. Tôt ou tard, ces merdes vont me faire perdre mon boulot. » Il désigne les hordes de taxi. « Et à eux aussi ! »
Comme souvent depuis quelques jours, Cyn a l’impression de nager en pleine science-fiction. Une personne tirée de son sommeil se réveille dans un futur étranger. Un futur au présent.
Une fois passé le sud de Chinatown, ils prennent en direction de l’est et empruntent le Brooklyn Bridge. À sa droite, la journaliste voit la statue de la Liberté. Que dirait-elle à Freemee si elle pouvait parler ?
À leur arrivée dans le bâtiment en briques rouges, ils sont accueillis par un jeune homme qui les guide dans les étages. Un vigile les attend devant la porte d’une salle de conférences et les prie de bien vouloir lui confier tous leurs appareils électroniques. Irritée, Cyn lui donne son smartphone et sa smartwatch. Chander, quant à lui, se déleste de ses deux téléphones.
Ils ne sont pas encore assis qu’entrent Will et Carl. Ils se présentent, échangent quelques mots de politesse, on leur propose des rafraîchissements.
Le regard de Carl Montik agace Cyn.
« Vous avez découvert les grandes possibilités de Freemee », commence Montik sans détours. « Notre offre : vous obtenez chacun des parts dans l’entreprise à hauteur de trente millions de dollars. Leur valeur atteindra les soixante-dix millions d’ici un an. D’ici deux ans : cent vingt. Ce sont les fourchettes basses. En contrepartie, vous vous engagez à ne rien révéler de ce que vous savez. »
Un ton aussi direct surprend la journaliste. Tout en lui en imposant. Mais elle est bien décidée à ne pas s’en laisser conter.
« J’ai en effet découvert ce dont Freemee était capable. Pousser des innocents à la mort. »
Les commissures des lèvres de Carl tressaillent comme s’il avait été piqué par une guêpe.
« Des erreurs de jeunesse », rétorque-t-il. Ses mains sont à plat sur la table mais ses doigts commencent à s’agiter nerveusement. « Pourquoi être si négatif ? Nous maîtrisons la situation depuis longtemps. Puisque vous connaissez les statistiques, vous savez que le taux de mortalité au sein des autres groupes est en baisse. Qu’il est maintenant en baisse pour tous nos utilisateurs. Freemee est une bonne chose.
— Vous voulez améliorer le monde avec Freemee ?
— Est-ce mal ?
— Si vous êtes le seul à décider de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas…
— Oh ! Vous n’allez pas vous y mettre à votre tour, soupire Carl. Qu’est-ce que je devrais faire, selon vous ?
— Vos propos vous trahissent, répond la journaliste avec insolence. Je, je, je… Qu’est-ce que je devrais faire. Vous voyez, ni vos collègues ni les autres membres du conseil n’ont leur mot à dire. »
Carl se met à rire. Il a l’air de vraiment trouver ça plaisant.
« C’est une dictature que vous créez. Oui, riez ! Je sais qu’il est populaire de philosopher sur l’époque post-démocratique. Nombreux sont les imbéciles à vouloir être guidés par des hommes forts ! »
Son regard se pose sur Chander, qui se tient en retrait. Pourquoi l’a-t-elle amené ? Il ne lui est d’aucune aide.
« C’est d’ailleurs intéressant qu’on parle toujours d’hommes forts dans de tels cas. Il n’y a pas de bonne dictature. La position du dictateur en soi est toujours dangereuse, qu’importe la valeur de l’homme. Et j’ignore si vous êtes bon. »
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