Il fait tourner le pied de son verre entre ses doigts, et regarde le liquide, comme hypnotisé.
« J’ai appris tout ça aujourd’hui.
— Comment savoir que vous ne me menez pas en bateau ?
— N’est-ce pas tout le paradoxe ? » Il sourit. « Nous en savons plus que jamais sur tout un chacun, et pourtant ignorons plus que jamais qui croire…
— Il me faut des preuves.
— Je n’en ai pas. Pas encore.
— Vous pourriez vous en procurer ? Vous voulez vous en procurer ? »
Il est sur le point de boire une nouvelle gorgée. Cyn pose ses mains sur les siennes pour l’en empêcher. Elle comprend maintenant pourquoi il boit autant ce soir. Il est déchiré entre la loyauté qu’il doit à son entreprise et ce terrible secret.
Pour autant qu’il dise la vérité. Parano.
« Imaginez qu’il y ait un instrument permettant de créer un monde meilleur. Ne devrait-on pas l’utiliser ?
— Ça dépend de qui prétend rendre le monde meilleur. Hitler ? Pol Pot ? Ben Laden ? Le Tea Party ? Ou Carl Montik et Will Dekkert ?
— Merci pour la comparaison.
— De rien. Et d’ailleurs, que signifie “meilleur” ? Freemee a le sang de milliers d’innocents sur les mains. Vous voulez continuer comme ça ? Qui dit que vous allez vraiment faire du monde un endroit meilleur ? Et que votre “meilleur” est le même que le mien ? » Elle prend une profonde inspiration. « Je ne veux pas que Freemee, Google, Facebook ni tous les autres collectent mes données pour me vendre des services de messagerie, des cartes, des traducteurs automatiques, des amis… Ni qu’ils éduquent mes enfants. Des millions d’enfants. Je veux savoir par moi-même que faire. Je…
— Freemee ne vole rien. Et pour les autres, les utilisateurs sont les premiers responsables. Parce qu’ils veulent tout gratuitement. Les développements ont un prix. De même que la monnaie en vogue : les données.
— On voit le résultat. Des oligarques dans le domaine des données. Et on leur est livré sans défense.
— Personne n’est forcé d’utiliser ces produits.
— C’est ridicule ! Bien sûr qu’on y est obligé, pour prendre part à la vie moderne ! Vous aussi vous utilisez Freemee.
— Ce serait un mauvais signe, si les dirigeants de l’entreprise n’utilisaient pas ses produits. »
Cyn réfléchit un instant. Elle doit prendre le dessus. Elle a encore une carte à jouer.
« Qu’est-ce qui vous garantit que Carl Montik ne vous manipule pas comme les autres ? »
Il la regarde fixement.
Sans doute le vin. Il a tellement bu !
Il rit.
« Lui, il est bon ! »
Ce rire sonne faux.
« Je dois reformuler ma question de tout à l’heure », fait-il après s’être repris. « Si l’on considère ces morts comme de malheureux accidents liés au début de l’expérience, comme des accidents qui ne se répéteront plus, que ferait Cynthia Bonsant d’un tel instrument ?
— Comment le saurais-je ? Regardez donc dans ma boule de cristal, répond-elle sèchement. Peut-être que je ferais du monde un endroit meilleur. » Elle rigole sous l’effet de l’alcool. « Puis j’en profiterais pour devenir immensément riche et puissante.
— C’est ce qu’on appelle une situation gagnant-gagnant.
— Je n’ai pas cette possibilité. Vous l’avez.
— Et si on vous la donnait ? »
Elle se fige.
« C’est pour ça que vous êtes ici ? Vous devez me faire une proposition pour que je la ferme ?
— Non. Vous en attendez une ? »
Elle vide son verre pour gagner du temps. Lorsqu’elle le repose, elle a pris une décision.
« Que fait-elle ? »
Marten se trouve derrière Luís. Sur ses écrans, les images de caméras de surveillance à Brooklyn.
« Elle rentre chez elle », commente Luís.
Ils suivent ensemble le trajet d’Alice Kinkaid à travers les rues animées bordées de restaurants et de magasins. Le programme, capable d’identifier une personne à sa démarche et à ses vêtements, transmet automatiquement les images de la caméra suivante. Alice s’engouffre dans un magasin ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le logiciel passe maintenant sur la caméra à l’intérieur du magasin. Elle achète des boissons, des en-cas, du pain, des légumes. Elle paye et ressort.
« Pourquoi devait-elle faire ça ? se demande Marten. Une fille belle et maligne à l’avenir radieux. »
Alice entre dans un immeuble typique en briques rouges. On voit maintenant les images de la caméra de la cage d’escalier. Elle prend l’ascenseur et gagne le septième étage.
« C’est chic !
— Elle peut se le permettre », répond Marten.
Elle ouvre la porte de son appartement, ôte ses chaussures et porte ses commissions dans la cuisine.
« On a des caméras dans toutes les pièces. Aucun angle mort », informe Luís.
Les placer avait été un jeu d’enfants. Leurs hommes n’ont même pas eu besoin de se faire passer pour des électriciens ou des plombiers. Ils se sont simplement introduits dans la place tandis qu’Alice était au travail. Il leur a fallu une petite heure pour installer leur matériel sans être aucunement dérangés. Ils en ont profité pour rechercher des appareils lui servant à communiquer secrètement. En vain.
Alice va dans la salle de bains et commence à se dévêtir, ce qui provoque un sifflement de la part de Luís.
« Reprends-toi ! » lui ordonne son collègue tandis qu’elle entre dans la douche. Ils ne voient que sa silhouette derrière les portes en plastique, n’entendent que l’écoulement de l’eau.
Luís réduit la fenêtre dans un coin de son écran.
« Les programmes nous alerteront dès qu’elle activera un appareil électrique. »
Carl n’est pas sans savoir que, dans les étages inférieurs, au moins la moitié de son équipe travaille encore, bien qu’il ne soit pas loin de vingt-deux heures un dimanche. Lui-même est occupé à modifier certains codes lorsque son assistant appelle.
« Il y a quelqu’un du FBI qui veut te parler à l’entrée. »
Carl fait apparaître dans ses lunettes les images de la caméra de surveillance de l’entrée. Un homme au milieu de la quarantaine patiente à l’accueil futuriste. Le contrôle facial confirme qu’il travaille pour l’agence. Carl peut en apprendre beaucoup grâce aux données collectées, mais pas ce que lui veut ce quidam. Il le fait conduire à son bureau.
Carl l’attend debout. Son assistant le fait entrer puis disparaît sur un signe de son patron.
« Je dois vous remettre ceci. » Il lui tend un smartphone.
Il s’agit d’un appareil protégé. À peine s’en saisit-il qu’il se met à vibrer.
« Prenez la communication », lui intime le fonctionnaire.
Il ne connaît pas la voix au bout du fil, le nom, si.
« Bonjour, Erben Pennicott. »
Carl a rencontré le chef d’état-major à plusieurs reprises, mais toujours furtivement. Leurs conversations ont toujours été superficielles.
« J’aimerais m’entretenir avec vous », annonce Pennicott.
Maintenant ?
Carl s’attendait à cet appel. Il est cependant peu rassuré et craint qu’il n’y ait un lien entre ses expériences et cet appel. Il joue la carte de la naïveté.
« Volontiers. Mon emploi du temps est chargé, mais nous…
— Maintenant. Mon agent va vous emmener chez moi. »
Mais pour qui se prend-il ?
Carl est sur le point de lui adresser une fin de non-recevoir abrupte lorsque l’autre poursuit.
« Il s’agit des milliers de morts suspectes parmi les utilisateurs Freemee. »
L’agent désigne les lunettes, le smartphone et la smartwatch de Carl. « Vous pouvez les laisser ici. »
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