De colère, il met un coup de pied dans une chaise qui va taper contre le mur, venant perturber leur alignement partait.
De frayeur, Will fait un pas en arrière.
Carl se reprend, relève la chaise.
« Désolé. »
Il la place auprès des autres et s’y appuie.
« Tu comprends ce qu’on a entre nos mains ? Jouer avec les cours de la Bourse ou une élection municipale, ce n’était qu’un amuse-gueule afin de voir les possibilités et les limites du système. On sait maintenant qu’elles sont presque infinies ! Nous pouvons faire de la terre un endroit meilleur ! Nous rendons les gens plus heureux, ils ont plus de succès ! On les amène à vivre plus sainement, à respecter l’environnement et à vivre en paix ! »
Ou on les tue.
« C’est ce que promettent tous les inventeurs de nouvelles technologies depuis des siècles, lui rappelle Will. Par ailleurs, c’est qui “nous” ? Tu écris les algorithmes, tu donnes tes ordres aux programmeurs. Tu décides comment les données des gens sont collectées, analysées et interprétées. Tu décides de cette manière de ce que signifient la santé, le bonheur, le succès et la paix. Pour des milliers de millions de gens, bientôt pour des milliards. Et tout ça sans aucun contrôle ! Le libre arbitre devient illusoire ! Tes algorithmes sont les nouveaux dix commandements ! Heureusement que personne n’en sait rien !
— Il y a toujours eu quelqu’un pour définir les valeurs d’une société. Prêtres, philosophes, savants, politiques, juristes, banquiers, chefs d’entreprise…
— Depuis quelques révolutions, on s’efforce de définir les valeurs au cours d’un dialogue auquel chacun peut prendre part. Land of the Free, ça te dit peut-être quelque chose ?
— Ne sois pas ridicule ! On a mis à terre la liberté depuis longtemps ! glapit Carl. Freemee ne fait rien d’autre que mettre en œuvre des dynamiques et des processus sociaux. Comment nous mettre d’accord sur des valeurs communes ? On a un nouvel outil pour ton dialogue social. Un plus juste, parce que tout le monde y a accès.
— Dont tu as écrit les règles. Et que personne ne connaît, sauf toi.
— Oui, j’ai écrit, ou en tout cas conçu ces algorithmes. Mais je suis également un produit de mon environnement. Il se retrouve donc dans ce que je fais.
— Un environnement blanc, occidental, nanti…
— Auquel tu appartiens aussi, alors estime-toi heureux ! La société qui connaît un succès fou, la plus riche, la plus saine et la plus heureuse qui ait jamais existé !
— Un enfant du néolibéralisme moderne qui transforme tout en marchandise, y compris les hommes, qui en fait des rouages monétaires de la grande mécanique…
— Tu vires à l’extrême gauche, maintenant ? » s’amuse Carl en faisant de gros yeux. « Mon Dieu, Will, nous ne sommes pas les Body Snatchers ! On ne veut pas créer d’êtres uniformes et sans âme, au contraire ! Avec Freemee, chacun doit enfin pouvoir exprimer tout son potentiel individuel.
— Ne dis à personne que tu as des difficultés à comprendre les autres ! Pardonne-moi de t’attaquer sur le terrain personnel. Mais que quelqu’un avec un problème psychique et social puisse édicter les règles du vivre ensemble, c’est absurde, non ?
— Quand je t’écoute, je me demande si tu tiens encore à ton travail ici. Réfléchis rapidement, nous avons encore à faire. Et tu peux gagner énormément ! Si tu ne veux pas, je dois te rappeler la clause de confidentialité que tu as signée.
— Tu ne te débarrasseras pas aussi simplement de moi.
— Je le savais bien ! » Il lui tape sur l’épaule.
Will ne peut se souvenir d’avoir déjà vu Carl faire un tel geste amical.
« Plus de mille », répète Erben Pennicott en étudiant le document. Jon a ajouté aux légendes et données des concepts sibyllins, incompréhensibles à qui n’est pas familier des chiffres et des diagrammes.
Il se trouve en compagnie de Jonathan Stem dans l’une des deux pièces de la Maison-Blanche qu’il fait examiner plusieurs fois par jour par différentes compagnies de sécurité spécialisées dans le contre-espionnage. Ici, ils peuvent parler tranquillement.
« Elle a probablement reçu ces informations d’un jeune homme de sa connaissance, explique Jon. Il est mort il y a quelques jours. Un accident.
— Hasard ?
— Sans doute pas. On fait des recherches.
— Nos hommes ont d’autres sources de données et d’autres moyens qu’un môme de dix-huit ans. Les données et les analyses ont été rassemblées en deux heures. Il faut simplement en avoir l’idée.
— Et qu’y découvre-t-on ?
— Nos statisticiens estiment que les fluctuations concernant les décès non naturels dans certains groupes d’utilisateurs sont plus élevées que la norme. Le plus difficile a été de définir ces groupes. Ils ne sont pas tant définis selon les paramètres classiques tels que l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, la situation familiale, le lieu de résidence ou les revenus, mais d’après un faisceau de valeurs. Il n’est pas aisé de trouver dans quels groupes il y a un taux de décès non naturels plus élevé, parce que nous ignorons quelles valeurs attribuent les algorithmes de Freemee à une personne. Jusqu’ici, nos programmes ont pu en identifier cinq. Il y en a sans doute plus. Nos équipes sont sur le pont.
— Ces chiffres montrent donc un taux de mortalité plus élevé dans certains groupes d’utilisateurs Freemee.
— Oui. Mais on en ignore encore la raison. »
Erben se demande si Jon saisit toute la portée de cette découverte. « Il y a sans doute plusieurs causes, d’ailleurs, réfléchit-il à voix haute. Mais Carl Montik va m’expliquer ça personnellement. Je pense que les résultats de nos hommes sont fiables.
— Bien entendu.
— Cette affaire doit être classée au plus haut niveau de nos intérêts nationaux et demande le plus grand secret. En aucun cas nos équipes ne doivent en dire un mot ou la rendre publique. Ni cette journaliste, ni cet Indien, ni qui que ce soit.
— Je comprends. Il y a également une première piste qui nous conduirait à Zero. Curieusement, elle mène aussi à Freemee. »
Jon fait un résumé à Erben. Après son départ, ce dernier appelle sa secrétaire dans la pièce attenante.
« Il me faut un vol pour New York, s’il vous plaît. »
Puis il prend un vieux portable sécurisé et appelle Henry Emerald, avec qui il n’a pas discuté depuis longtemps.
Cyn appelle sa fille alors qu’ils attendent de sortir de l’avion. En entendant sa voix, elle est rassurée.
« Eddie ne t’a vraiment rien confié concernant ce qu’il voulait me dire ? » demande-t-elle d’une voix forte et claire, au cas où son téléphone serait sur écoute.
« Rien du tout ! Je te l’ai déjà dit », répond Viola un peu agacée.
Vous avez entendu ? pense Cyn. Parano.
Pour ne pas inquiéter sa fille, Cyn change de sujet et lui parle du vol avant de raccrocher.
Elle craint le contrôle des douanes. Si les Américains se livrent au même cirque que leurs collègues britanniques la veille, elle ne peut répondre de rien. Les formalités se passent pourtant fort bien. Comme l’avait annoncé la chaîne de télévision, un chauffeur l’attend à la sortie avec un panneau à son nom.
Ils embarquent. Lorsqu’une bonne demi-heure plus tard Cyn aperçoit la skyline dans le lointain, sa smartwatch mesure une accélération de son pouls et une transpiration excessive. L’appareil peut-il aussi identifier ses sentiments ? L’excitation, la joie, l’incertitude, la curiosité ? Ce qu’elle aimerait que Viola soit avec elle !
L’hôtel Bedley est dans le Lower East Side ; un bâtiment fonctionnel des années 1970, au mobilier design. En s’enregistrant, Cyn reçoit un colis de bienvenue de la chaîne contenant les informations essentielles et des conseils de shopping ou de sorties. Sa chambre se trouve au septième étage avec une vue sur la cour, à l’arrière d’autres bâtiments dévoilant leurs échelles de secours. Chander a sa chambre à l’étage en dessous. Il propose de passer la prendre une fois qu’ils se seront rafraîchis.
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