— Je te vois venir, dit Carl. Nous pouvons utiliser notre influence pour en tirer uniquement des profits indirects. Par exemple, nous pouvons acheter les actions d’une marque de vêtements et pousser cette marque. Les cours s’envolent. Ça fonctionne dans l’autre sens, également. C’est à ça que tu penses ?
— À peu près, oui.
— C’est de la manipulation de cours, objecte Jenna. C’est illégal, tu risques la prison.
— Oh ! Alors j’espère que personne n’analysera plus précisément la baisse des cours de deux marques bien connues, ni quelques positions courtes grâce auxquelles quelqu’un que je ne veux pas nommer ici a gagné plusieurs centaines de millions d’euros. »
Il rit, puis, satisfait, se renverse dans son fauteuil.
Jenna pose sa tête sur la table, sans un mot.
« Jenna a raison, dit Kim. C’est contraire au cœur même de la culture de Freemee ; transparence et contrôle de soi. On nuirait à l’image de la marque. Il ne faut pas que nous nous lancions là-dedans. »
Carl explose de rire. Il peine même à se ressaisir. « Vous sommes installés dans un bunker sans fenêtre, ultra-sécurisé, et il parle de transparence ! » Il fait de grands gestes. « Transparence et contrôle de soi, mon cul ! Où y a-t-il de la transparence chez nous ? Les utilisateurs savent-ils comment sont écrits les algorithmes ? Comment la valeur de leurs données est calculée ? Ils ne savent rien ! Ça ne les intéresse pas, d’ailleurs, hormis un groupe de professionnels, pourvu que ça marche ! » Il bondit et se met à tourner autour de la table. « Et le contrôle ? Vous avez dit contrôle ? Dans ce monde connecté, le contrôle de sa vie est une illusion ! Si tu veux apprécier tous les bienfaits de la civilisation moderne, alors tu n’as pas le choix, il faut accepter l’autre face de la pièce : nous, qui créons des liens numériques et qui menons la barque. »
Il redresse une chaise vide, un peu de travers.
« Depuis 2007, il y a plus de machines que de gens qui communiquent par Internet. Le monde digital se trouve dans la moindre particule du monde réel, dans nos téléphones et nos lunettes, nos smartwatches, nos télévisions, nos machines à café, nos voitures. On le retrouvera bientôt dans nos aliments, nos vêtements, dans le sol, les murs, l’eau, l’air, dans nos corps. Le monde digital est depuis longtemps le monde réel ! »
Il aligne encore des chaises contre le rebord de la table.
« Comment tu te sens à l’extérieur de ce monde, tu n’as qu’à le demander au premier clochard ou au premier cul-terreux venu. Dedans ou dehors, in ou out, un ou zéro. C’est l’essence du monde numérique, il n’y a pas de troisième possibilité. Et c’est l’essence du monde entier. Il n’y a pas d’un petit peu, de peut-être, de ou bien, aucune note intermédiaire. »
Il redresse deux chaises encore, afin que toutes soient à la même distance et parallèles à la table.
« Ça correspond à la manière dont les gens ordonnent leur monde : noir ou blanc, bon ou mauvais. C’est ce que disaient Jésus et le président Bush : “Qui n’est pas avec moi est contre moi”. » Il fait un geste de la main. « Voilà ce qu’est votre contrôle !
— C’est bon, Monsieur le professeur ? Vous avez fini de cracher votre bile ? » demande Jenna après qu’il s’est laissé tomber dans son fauteuil. « Je pense que nous devrions tous réfléchir à cela. C’est trop important pour être décidé ici et maintenant. Revoyons-nous demain. D’ici là, chacun pourra se faire son opinion. »
Carl est de nouveau de bonne humeur. Il tape énergiquement du plat de la main sur la table. « Parfait ! rit-il. Et nous saurons alors qui sera le prochain président des États-Unis ! Et puis le Premier ministre britannique et le Chancelier allemand. »
« Encore un mot, fait Will à Carl tandis que les deux autres quittent le bunker. Les statistiques de mortalité sont bonnes, n’est-ce pas ? »
Il pousse une chaise d’un millimètre.
« Impossible de prouver qu’il existe un lien entre un décès et Freemee.
— Mais les chiffres…
— Sont mauvais, naturellement. Aucune preuve, cependant.
— Si on apprenait que tu as manipulé les algorithmes, alors le lien serait plus évident.
— Je n’ai rien manipulé. » Il le fixe. « J’ai modifié les réglages. Et si ça venait à se savoir, je trouverais rapidement la brebis galeuse : l’un d’entre nous.
— C’est arrivé comment, ces décès ?
— Il y a plusieurs raisons », répond Carl comme s’il avait raté une recette. « Je n’ai pu analyser que des échantillons. Certains utilisateurs ont entré des objectifs trop ambitieux dans leur boule de cristal, les Act Apps ont donné des conseils trop extrêmes à d’autres. Ça les a conduits à une trop grande confiance en eux et à une conscience du danger altérée. Ça a également engendré de la frustration qui a parfois mené à des dépressions. Avec les conséquences connues. Il y a aussi les faux négatifs et les faux positifs, de mauvais résultats à partir desquels les Act Apps ont naturellement donné de mauvais conseils. Et certains utilisateurs pensaient qu’il était possible d’alimenter le système avec de mauvaises données et de l’utiliser malgré tout. Ce qui a produit le classique garbage in, garbage out. Si tu donnes des données erronées, alors bien sûr tu obtiens un résultat foireux. Pour certains, nos réglages induisaient une sorte de schizophrénie sur ordonnance. La plupart arrêtaient le massacre, d’autres changeaient d’Act Apps. Seuls certains n’ont pas su faire face.
— Certains seulement. » Will chuchote. « On parle de centaines de gens !
— Des milliers, plutôt. Ton informatrice n’a trouvé qu’une partie des données.
— Des milliers de vies sur la conscience de Freemee…
— Non. Ces gens ont utilisé librement Freemee et ses Act Apps. C’est eux qui sont allés trop vite en voiture ou qui ont sauté d’un pont. Nous n’avions pas le pied sur la pédale de l’accélérateur ni ne les avons poussés.
— Pourquoi cette série macabre s’est-elle arrêtée relativement rapidement ?
— On a ajusté les paramètres convenablement.
— Langue de bois.
— Appelle ça comme tu veux. La langue, c’est ton métier.
— Comment tu l’as su ?
— Joszef a attiré mon attention. » Carl tourne sa langue dans sa bouche. Ses lèvres sont carmin, son visage pâle.
« Il était au courant de tes expériences ?
— Non. Pas avant de découvrir les chiffres.
— Qu’a-t-il dit ?
— Comme vous. Il était à la fois rebuté et fasciné. Je pense que c’est la réaction normale.
— Puis il est mort.
— Bon Dieu ! » Il recommence à tourner autour de la table et à ranger les chaises. « Sans expériences, on n’arrive à rien ! On grimperait encore aux arbres, on se cacherait des lions, on se battrait avec les hyènes pour manger si personne n’était jamais descendu du baobab ! Joszef était mon ami depuis la fac ! Et tu sais que j’en ai peu ! Vous restez là à vous lamenter et à encaisser vos salaires de plusieurs millions. Vous croyez que c’est pour vos beaux yeux, tout ce fric ? Et vous me donnez des leçons ? Tu dois oser ! Et faire ! Une idée sans mise en pratique ne vaut rien ! C’est pareil pour les idéaux, puisqu’on y est ! Tu veux me faire des reproches ? Regarde-toi ! Pour une campagne merdique, tu fais une chasse à l’homme ! Tu trouves ça normal ? Comment aurait-on pu trouver les limites des Act Apps ? En faisant des tests sur des mouches ? Tu crois que ça m’a fait plaisir d’apprendre ça ? Peut-être que je ne comprends pas les sentiments des autres, mais ça ne signifie pas que je n’en ai pas ! »
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