« Le logiciel a enregistré cette conversation téléphonique ? » demande Jonathan Stem. Il démarre l’écoute de l’entretien entre Cynthia Bonsant et Will Dekkert.
« À cause de certains mots clefs, confirme Marten. Et les noms de suspects ou de personnes impliquées dans l’histoire, comme ces gens du Daily.
— Vous avez bien fait de venir me voir immédiatement », dit Stem. Son bureau est petit pour le poste qu’il occupe. La boiserie en acajou, quoique signe d’un certain luxe, assombrit et rétrécit la pièce. À côté de Marten se sont installés deux agents qu’il ne connaît pas.
« Quel est le rapport entre notre traque de Zero et Freemee ? demande Stem.
— Il n’y en a pas avec la nôtre. Peut-être avec celle du Daily.
— Je comprends. Vos hommes doivent continuer leurs recherches. Quant à vous, vous vous occupez de Cynthia Bonsant et de Will Dekkert. Vous dépendez de l’agent Dumbrost, à votre gauche, qui dirige l’équipe. Vos deux collègues et les autres devront analyser cette conversation téléphonique, confirmer ou infirmer les propos tenus. Priorité absolue, classée secret défense. L’équipe ne fait de rapports qu’à moi. Je veux des résultats avant l’arrivée de cette femme à New York. Ça veut dire qu’il vous reste six heures. »
Marten est soulagé de n’avoir pas à s’occuper des statistiques et de devoir plutôt s’intéresser aux deux protagonistes. Une mission de routine. Ce dont il était question pendant l’appel téléphonique, il ne l’a pas tout à fait compris. Des morts. Quels morts ?
« Bien, Monsieur. »
Pendant quelques pesantes secondes, Carl regarde Will.
« Intéressant, dit-il enfin. À qui en as-tu parlé ?
— À toi seulement.
— À Alice ?
— Non.
— À d’autres collaborateurs ?
— À personne.
— Cette Bonsant est une journaliste désespérée qui a ses meilleures années derrière elle depuis longtemps et qui cherche à tout prix un scoop. Ne lui parle plus.
— Et si elle insiste ?
— Tu l’envoies balader », répond Carl, quelque peu impatient. « Ou tu lui sers le truc habituel ; qu’on améliore l’existence des gens, sans pouvoir empêcher leur mort. Trouve un truc, c’est ton job, non ?
— Tu as changé les algorithmes au cours de la période concernée ? » La tournure de la conversation commence à déplaire à Will.
« Nous les optimisons et les améliorons constamment. Tu sais bien.
— Ça ne vient pas de nous, alors ?
— T’es de quel côté ? jappe l’autre.
— Waouh ! éructe Will.
— Tous les indicateurs sont à la hausse concernant nos cent quatre-vingt-dix-huit millions d’utilisateurs. Au cours des mois passés, impossible d’en aider certains à résoudre leurs problèmes aussi bien que d’autres. Un tout petit pourcentage. Mais ça ne doit pas nous empêcher d’aider de plus en plus de gens, de leur offrir plus de bonheur et de succès. Il s’agit de notre avenir, pas de notre passé. C’est là-dessus que nous devons nous concentrer. »
Will serre la mâchoire. Il ne répond pas. Carl le jauge de son regard perçant.
« OK », fait-il enfin.
Il met ses lunettes. « Kim, Jenna, dit-il à ses collègues. Annulez tous vos rendez-vous. On a une présentation importante. Dans une demi-heure au bunker. »
NBC a réservé une place en business class pour Cyn.
Manifestement, Chander a les moyens de s’offrir ce petit luxe. Ce n’est certainement pas le Daily qui le lui aura payé.
« C’est bien que tu sois à côté de moi.
— Je ne voulais pas laisser passer cette occasion, dit-il en posant sa main sur la cuisse de Cynthia.
— Cette histoire me donne du grain à moudre. » Elle pose sa tête sur son épaule. « Je connais Eddie depuis qu’il est tout petit… Excuse-moi si je suis un peu absente.
— Compte sur moi pour te changer les idées à New York », plaisante-t-il en affichant un large sourire.
Elle sourit. Elle pense à la vidéo. Et si sa mort était liée ?
« La série de décès a donc commencé il y a plus ou moins sept mois pour s’achever il y a un à deux mois, résume-t-elle.
— De nouveau paranoïaque ? » Il s’étire. « Tu ne crois tout de même pas que Freemee a provoqué la mort de ces gens ?
— Pas intentionnellement… Encore que… Mais n’y pensons plus. Ce n’était peut-être que des accidents, après tout. Des boules de cristal pas assez sophistiquées, des Act Apps mal programmées, des trucs dans le genre. Le Tchernobyl des big data. Ce ne serait pas étonnant, considérant la manière dont les logiciels sont mis sur le marché de nos jours : des versions test permanentes. Nous sommes une sorte d’immense laboratoire pour développeurs.
— Plus j’y réfléchis, plus je suis sceptique, la contredit-il. Ce jeune homme a fait de bonnes recherches, mais n’a pas examiné les autres causes possibles de décès. Intempéries, hivers rigoureux, contextes culturels, toutes les causes traditionnelles de morts accidentelles ou de suicides.
— Tu dois examiner les chiffres.
— J’ai été embauché pour chercher Zero. Et puis, impossible de travailler en ta présence, plaisante-t-il.
— Si ces chiffres sont fiables, on doit les rendre publics !
— Des journalistes sérieuses comme toi ont besoin de plus d’éléments ! » Il soupire. « Et qui s’intéresse à ce genre de choses ? C’est trop abstrait.
— Des centaines de morts !
— Même pour la presse à scandale, c’est trop maigre. Je te le parie ! Mais tu connais tes collègues mieux que moi.
— Tu as raison », souffle Cyn. Elle lui prend la main, caresse ses doigts fins. Elle est pensive. Un souvenir ressurgit des tréfonds de sa mémoire pour former une idée. « Dis-moi, qui est responsable de toutes ces statistiques chez Freemee ?
— Des statisticiens, la moque-t-il. L’un des boulots les plus importants dans ce genre de boîtes.
— L’un des fondateurs était statisticien. Il est mort dans un accident il y a deux mois. Comme Eddie.
— Mon Dieu, Cyn ! Tout ça n’a rien à voir ! » Il retire sa main.
Ne se rappelle-t-il déjà plus ce qu’il m’est arrivé à Vienne il y a deux jours ? Cette vidéo me glace le sang. Il faudra que j’appelle Viola dès mon arrivée. Est-elle en sécurité ?
« Bonsant sème la panique, dit Henry. Les 20 % de probabilité sont devenus…
— Soixante, répond Joaquim. Suite au coup de téléphone de Brickle. L’occasion à Vienne était belle. C’est pour ça qu’on n’a même pas tenté de lui parler. Malheureusement, notre homme ne valait rien. Maintenant, on est à 90 %. On devra lui parler. À court terme, pas de nouvelle occasion de maquiller un assassinat en accident.
— Carl a anticipé et présente aujourd’hui l’expérience et ses résultats aux membres du conseil d’administration.
— On va leur accorder toute notre attention, dit Joaquim. On est prêts. »
Ils sont assis dans le bureau d’Henry, à Central Park. Dehors, il pleut. Les gouttes laissent des traces sur les vitres. Les étages supérieurs des plus hauts gratte-ciel disparaissent dans les nuages gris.
« Espérons que ce sera plus efficace que pour Bonsant et Brickle. Comment est-elle tombée sur les informations du garçon ?
— On l’a aidée. Cet Indien. Il a craqué son disque dur et a trouvé le dossier supprimé.
— Manifestement, mal supprimé. »
Joaquim lui adresse un froncement de sourcil.
Henry doit le croire. Il s’y connaît trop peu en informatique. Même s’il a entendu un jour que supprimer un dossier et toutes ses traces était un jeu d’enfant pour des professionnels.
Ce travail a-t-il été bâclé à dessein ?
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