— Merde, dit Jenna. Est-ce à dire que les jeunes achètent ce que leur conseillent les applications, que ça leur plaise ou non ?
— Non, ricane Carl. Les Act Apps disent aux jeunes ce qui leur plaît, et ils achètent. »
Pendant quelques secondes, le silence règne dans la pièce. Ils doivent digérer cette première nouvelle.
Carl manipule les gens comme de simples marionnettes ! Si ça venait à se savoir…, songe Will.
« À la suite de ces résultats encourageants, j’ai entrepris de nouveaux tests avec des produits divers comme des marques de chaussures ou de sport, de l’électronique, des jeux, des produits d’éducation. Les algorithmes fonctionnent dans tous les domaines.
— Et les gens agissent contrairement à leurs convictions parce qu’ils veulent accumuler plus de points ? » Elle secoue la tête, incrédule. « C’est de la schizophrénie, chuchote Jenna.
— Non ! » Carl hausse les épaules. « Ils n’agissent pas contrairement à leurs convictions, ils en changent.
— Tu les fais en changer.
— Je ne force personne. Ainsi sont les gens. Chacun d’entre nous change de point de vue et d’opinion au cours de sa vie. Plus ou moins, ça dépend. À quoi est-on prêt pour marquer des points chez quelqu’un ? Pour plaire à quelqu’un ? »
Jenna opine du chef, à contrecœur.
Carl a visé juste, pense Will.
« J’ai poursuivi mes tests et découvert quelque chose de surprenant. Le changement de leurs opinions dans un domaine impliquait des changements de comportement dans d’autres où je n’avais pas essayé de les influencer. Pour faire vite : on peut changer un skateur en golfeur ou faire d’un révolutionnaire en herbe un gendre idéal. Et l’inverse. Ça fonctionne aussi pour les idées politiques. »
Will soupire.
« Je n’y crois pas, dit Jenna.
— Comme je l’ai déjà dit, ainsi sont les gens. Tu peux presque tout calculer, prévoir, diriger.
— Non ! Je ne peux pas croire que tu aies vraiment fait ça.
— Mais le développement des applications n’est que la suite logique.
— Si quelqu’un venait à l’apprendre… Des gamins comme rats de laboratoire !
— J’ai dû également tester mon dispositif sur des adultes, afin de vérifier. »
Il rit.
Son cou fait souffrir Will, il est tendu. Il se frotte les tempes. Où cela va-t-il nous mener ?
« Qu’est-ce que vous avez ? La pub ne fait que ça depuis toujours, tenter d’exercer une influence sur nos comportements et nos goûts. Les grandes entreprises de l’Internet manipulent les informations en choisissant la manière dont les contenus sont mis à disposition sur la toile. Ce faisant, elles influencent le comportement des gens. Au cours de mes expériences, je suis parvenu à faire en sorte que des écolos achètent des produits polluants, et inversement. »
Et qu’ils se tuent, pense Will.
« Grâce aux Act Apps, on exerce une influence plus directe.
— Tu aurais dû nous en tenir informés plus tôt, lui reproche Kim.
— J’aurais dû ? »
Kim se tait. Will est de plus en plus mal à l’aise.
Carl le remarque, mais ne dit rien. Il reprend. « Ça nous amène au vote pour les municipales d’Emmerstown.
— Tu n’as pas…, éructe Jenna.
— Il le fallait, sourit-il. Mon Dieu ! Qu’est-ce que vous avez ? Ne faites pas comme si vous n’y avez pas pensé. Au moins au cours des dix dernières minutes.
— Pour être honnête…, tente Jenna.
— Tu vois, estime-toi heureuse que je t’aie ôté le soin de prendre ces décisions. Tu t’occupes des finances. » Il se rend compte que ses doigts tapotent nerveusement sur la table. Il pose sa main à plat. « Je m’occupe de la stratégie et de la technique. Et la technique permet de faire des choses incroyables ! Par ailleurs, au cours des votes des années passées, le big data et les algorithmes étaient déjà les meilleurs alliés des candidats en lice. De nombreuses personnes ne l’ont pas compris. L’algorithme ne t’attend pas devant ta porte pour te ligoter et te conduire au centre commercial une liste de courses à la main, non, il dit aux directeurs de campagne où envoyer des gens de chair et d’os, au numéro de rue exact, afin que les votants fassent le bon choix. Emmerstown n’était que le pas suivant. C’est une ville de cinquante mille âmes dans le Massachusetts. Le candidat démocrate était aux responsabilités depuis huit ans. Les électeurs étaient contents de lui. Six mois avant le vote, les sondages lui prédisaient une avance de 22 % sur le candidat républicain et les deux autres candidats. J’ai donc immédiatement commencé à tirer les ficelles dans l’ombre. C’était plus compliqué que pour les autres cas. Je ne pouvais dispenser à nos utilisateurs des préconisations explicites, en raison de nos statuts affirmant le caractère apolitique de Freemee. En résumé : de même que j’ai transformé des skateurs en golfeurs, j’ai pu métamorphoser des républicains, des démocrates et des électeurs sans opinion en partisans de l’un des candidats sans étiquette, en faisant en sorte que leurs Act Apps leur proposent des produits, des marques, des habitudes de consommation en adéquation avec les points de vue de ce candidat. Poussés par l’espoir de gagner des points, ils ont suivi les recommandations et ont commencé à changer leurs habitudes et leurs représentations politiques. La chose a été simplifiée par le fait que je n’ai pas eu à influencer tous les votants. Il ne s’agissait que de 30 %. C’est déjà beaucoup. J’aurais pu simplifier encore les choses en me contentant de transformer les républicains en démocrates et inversement. Soit seulement 12 % des votants. À la surprise de tout le monde, sauf de moi, je dois bien l’avouer, le candidat indépendant l’a emporté ! » Il rigole. « J’ai failli dire mon candidat. »
Will n’en croit pas ses oreilles. Carl leur explique qu’ils sont les nouveaux maîtres du monde.
Rien que ça.
« Était-ce la mauvaise ou la bonne nouvelle dont tu parlais au début ? » lui demande Jenna.
Ils rient tous. Profitons-en pendant qu’on peut encore rire, songe Will.
« La mauvaise nouvelle est très simple, répond Carl, en se tournant vers lui. Surtout pour toi.
— Comment vendre cela ? C’est ça ? En effet… Ce ne sera pas une mince affaire.
— Oui. Le potentiel est inimaginable. Nous pouvons pour ainsi dire influencer tous les domaines, au moins en Occident. Pas du jour au lendemain, certes, mais ça n’en fonctionne que mieux.
— Avec tout de même une limite, s’immisce Kim. Les gens ne doivent rien savoir. Si ces possibilités devenaient connues, alors nos utilisateurs perdraient immédiatement toute confiance en nous. Ce serait la fin de Freemee.
— Mes calculs voient ça différemment, le contredit Carl. Tant que les gens pensent que les avantages l’emportent, ça leur est égal. Les utilisateurs de Google, Facebook, Amazon, de téléphones portables, de cartes de crédit, bancaires ou de fidélité sont-ils devenus moins nombreux alors qu’ils savent depuis fort longtemps maintenant ce que ça leur coûte en données ? Au contraire ! Ils sont chaque jour plus nombreux. Mais ce serait mieux s’ils ne savaient rien. Nos clients ne pourraient être que des grandes entreprises, des organisations qui auraient suffisamment d’argent pour financer de telles campagnes. Il est évident qu’on leur demanderait énormément d’argent !
— C’est une vraie gageure », remarque Will. Il voit que Jenna compte dans sa tête.
« Peut-être devrions-nous penser autrement, propose Kim, et nous interroger sur le modèle économique que nous souhaitons mettre en place.
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