— Je suis navré », répond-il, un peu éméché mais l’air réellement concerné. « Mais vous ne pensez tout de même pas que tout ça est lié ? »
Elle ne dit rien de son agression à Vienne. Il la prendrait pour une paranoïaque.
« Je n’en sais rien », se contente-t-elle de dire.
Le serveur apporte leurs plats. Will commande une nouvelle bouteille de vin.
Boit-il toujours autant ?
« J’ai essayé quelques Act Apps, dit Cyn. Mais je ne peux vraiment pas imaginer qu’elles aient pu conduire des personnes à l’irréparable seulement en leur donnant quelques conseils.
— Le désir de vouloir améliorer ses valeurs peut-être un puissant moteur. Ça éveille l’ambition, la compétition. De tout temps il y a eu des gens qui, avant atteint leurs limites, ont cherché à les dépasser. Pour être quelqu’un, pour améliorer son image, sa réputation, ses qualités… Nos valeurs ne sont rien d’autre qu’une représentation quantifiée de ces concepts. Mais il y a d’autres mécanismes encore que nous mettons en place, plus efficaces que les conseils classiques. Par exemple le principe des incitations inconscientes, les nudges. Très en vogue depuis quelque temps ! Elles servent même à la préparation des repas.
— Je ne suis pas si réceptive. Mon assiette est vide, d’ailleurs.
— Depuis quelques années, on place dans les urinoirs l’image d’une petite mouche stylisée. Les hommes qui urinent visent mieux. On a ainsi pu faire baisser les coûts de nettoyage de 80 %.
— Waouh ! Et comment Freemee s’y prend-elle pour faire passer ces incitations ?
— Il y a des milliers de manières ! Ça commence par la formulation des conseils et se termine par le type, le design et la structure de l’Act App. Un exemple : on peut répéter des centaines de fois aux gens de se laver les dents. Ce sera plus efficace si on les récompense pour le faire. Chez Freemee, tes valeurs augmentent. Il faut simplement posséder une brosse à dents électrique qui peut envoyer des informations sur ton compte, ou placer un capteur sur une brosse à dents classique. Les gens seront d’autant plus enclins à se brosser les dents qu’il y a une compétition. » Il roule les yeux. « Au sein de la famille. Entre amis. Et, bien sûr, une vision du futur : une mâchoire édentée ? Un sourire hideux ? Etc. Ludification, mise en place d’éléments du jeu. Sans compter, ça va de soi, priming, framing, mere exposure, utiliser l’heuristique, corriger les erreurs, rectifier les approximations, supprimer les distorsions cognitives et les erreurs statistiques, travailler sur l ’anchoring effect ; toute la boîte à outils de la psychologie. C’est un mélange de psychologie, de sociologie et d’IT afin d’automatiser les processus de pensée et de décision. C’est très, très efficace », ajoute-t-il, l’air absent.
Pensif, il regarde son verre de vin et le fait tourner entre ses doigts.
« Le regard vers l’avenir… Les prévisions de la boule de cristal n’ont-elles pas une autre signification au moment de leur réception ? » Elle se souvient des pronostics de Peggy à propos de ses chances avec Chander. « Ou ne perdent-elles pas purement et simplement leur efficacité ? On essaye bien de limiter ou de détourner des prévisions négatives.
— Bien sûr. C’est la même chose que les gens qui modifient leur comportement lorsqu’ils se savent observés. De nombreuses études le prouvent. Par exemple, ceux qui disposent d’un compteur intelligent à domicile font davantage attention à leur consommation d’électricité. Non parce qu’ils souhaitent payer moins, mais parce qu’ils savent que la compagnie d’électricité peut la contrôler en permanence.
— Ainsi, la surveillance a des effets d’asservissement, souffle Cyn.
— Oui. Les États-Unis devraient décorer Edward Snowden d’une médaille plutôt que de le poursuivre, ironise-t-il. Grâce à lui, nous sommes maintenant pleinement conscients que la NSA nous surveille tous. Et nous y pensons lors de chacune de nos communications.
— Freemee me surveille aussi.
— Non. Avec Freemee, on se surveille soi-même. La plupart de nos programmes prennent en compte ces réactions, répond Will. Et communiquent des conseils idoines. Ils ne se contentent pas seulement de prédire les comportements, mais également la probabilité que tel comportement soit influençable.
— En gros, vous savez très bien qui vous pouvez manipuler facilement, ou non.
— Oui, en fonction des sujets et des occasions. Les programmes le savent. C’est très utile pour le marketing ou les élections. On peut concentrer ses forces et son budget sur ceux qui sont le plus influençables dans un domaine précis. Barack Obama a gagné les élections grâce aux Swing States. »
Cyn a besoin de boire une gorgée.
« Vous admettez tout ? demande-t-elle. Pourquoi ? Ça pourrait signifier la fin de Freemee.
— Pas forcément. Les gens disposent encore d’un libre arbitre. Ils ne sont pas obligés d’utiliser Freemee ni de suivre les préconisations des Act Apps. C’est eux-mêmes qui se sont mis dans des situations dangereuses ou qui se sont tués.
— Le même argument que les industriels de l’armement et du tabac. »
Il lève les bras, fataliste.
« Allons, pourquoi me confiez-vous tout cela ? Mauvaise conscience ? Problèmes au travail ?
— La première proposition.
— À moins que ce ne soit le vin ? rit Cyn.
— Ça aide. »
Cyn est complètement anéantie par le fait qu’Eddie ait eu raison. Elle est partagée entre méfiance et angoisse. Veut-elle vraiment tout savoir ? Il est trop tard pour y aller prudemment. Il lui faut des preuves, maintenant.
« Il va une chose que je ne m’explique pas. Pourquoi les décès n’augmentent que dans certains groupes ? Je n’y connais rien en statistiques, mais le taux de mortalité ne devrait-il pas être équivalent pour tous les utilisateurs Freemee ? »
Will la regarde intensément.
« Je n’y connais rien non plus », reconnaît-il sans détacher son regard.
La journaliste prend appui sur ses coudes et se penche autant que possible vers lui. « Vous devez parler », lui intime-t-elle, doucement, mais fermement.
Il continue de la fixer, comme s’il allait trouver la réponse sur son visage. Il vide ensuite son verre, le remplit pour le vider aussitôt.
« OK, dit-il doucement. OK. »
Cyn a souvent vécu ce genre de situations au cours d’interviews. Il n’est pas loin de passer aux aveux. Que va-t-il ajouter ? Elle ne doit pas le presser.
« Les morts étaient un accident », fait-il de manière presque inaudible.
Puis il se met à parler à mi-voix de jeunes skateurs qui se mettent au golf, ou inversement, de vote municipal, de cours de Bourse, de toute sa discussion avec Montik, tandis que le serveur débarrasse, apporte la suite, une autre bouteille de vin, pour revenir plus tard, débarrasser de nouveau sans même que Cyn se soit aperçue qu’elle avait fini son plat. Elle comprend lentement ce qui est arrivé à Viola, Adam et Eddie. Elle est envahie par la peur en pensant à sa fille, et peine à se contrôler.
Une fois qu’il a fini et qu’une troisième bouteille a remplacé la précédente, elle respire profondément. Pour la deuxième fois en quelques jours, elle a le sentiment qu’elle vient d’entrer dans une ère nouvelle. Elle frissonne. Elle pose les paumes de ses mains sur la table et tend tous ses muscles pour reprendre le contrôle d’elle-même.
« Cet outil est encore plus puissant que tout ce dont nous avions pu rêver.
— Dans vos cauchemars, oui. Pourquoi m’expliquez-vous tout ça ? » demande-t-elle de nouveau. Elle a besoin de boire une grande lampée.
Читать дальше